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Zibold

Zibold
Le texte à pirater.
Le zine à brûler.
« … cet assemblage mélancolique de choses venues de loin, dégagées de leur milieu. Le vieux Siebold lui-même avait l’air d’en faire partie. »
Alphonse Daudet.

Zibold — puisque c’est ainsi qu’on doit prononcer

au délié d’un lacet conduisant dans la montagne vers les hauteurs vides et rosies par les rayons rasants du couchant, mais au pied, surtout, d’une ligne de pente abrupte dessinée par l’explosion violente d’un cône comme ceux que parsèment en réduction, de-ci, de-là, dans la campagne, au milieu des caissons que trace la culture du riz en prairies inondables, mais là, sèches, jaunies comme le crin à l’extrémité de la queue touffue du buffle qui ne laboure pas la terre, puisque des buffles, il n’y en pas, la terre se retournant à la main, et le couvert forestier sur les cônes sans fumeroles qui dans le décor font de drôles de pipes, disons qu’il (le couvert) est hirsute, mal peigné, un enchevêtrement de lianes pendues ou serpentant à travers un ramas de branches extrêmement fourchues, aussi finement ramifiées et polies qu’une arche de gorgone suspendue à l’aplomb de la fosse de Nankai, d’une blancheur squelettique, on n’a pas idée, au délié du lacet, tandis que le chemin d’ombre sinue entre deux tranchées de bambous prodigieusement élancés, car la lumière baisse et rapidement, tandis qu’au délié d’un lacet s’ouvre une porte qu’annonce d’abord une volée de marches, la porte est rouge, abstraitement tracée par deux poteaux surmontés de deux linteaux incurvés, abstraite, la porte, déchirante si tu veux, crevant le continuum halluciné de la réalité comme ferait le terrier où bascule et disparaît Alice, et toujours, je m’en blâme, le connu, l’analogue vient fatiguer le mystère, alors, cette porte, n’étant rien moins que le terrier d’Alice, ouvre la lisière, traverse la doublure, et inversant le vie en rêve, te conduit au cœur hirsute de la forêt, les rayons ont chu, le souffle des vents s’est tu, les bruits se sont estompés, tout à coup l’acuité, la conscience, comme des griffes, les sens se rétractent, la respiration s’abrège, quelques dalles dictent le rythme du pas jusqu’au centre de l’éclaircie, les dalles mènent à une sorte de clairière au centre de laquelle existe cet être inconcevable qui se tient à la même place et qui semble le centre décentré de l’univers, car assurément c’en est le pivot, la bonde ou la clé, il est là, le sugi — on ne sait même pas ce que c’est qu’un sugi : un cèdre ? un cryptoméria ? bute la langue sur le nom de l’être qui se tient au centre de l’éclaircie où mène la porte rouge qui ouvre la lisère au cœur du couvert impénétrable fécondé par la violence des cônes éruptifs plongeant leurs racines jusqu’au fond de la fosse de Nankai et devant lui, devant le sugi qui tient le monde sur son axe depuis trois millénaires, trois fois mille, comme l’Histoire, et qu’on a ceint d’une corde épaisse et alanguie formant un nœud lâche autour de sa force, sa vitalité peut-être, dont on a, dans un geste évident de révérence, comblé, soutenu par des coulures d’or, les cassures, comme une pauvre pièce de céramique, devant cet être qui respire et pense depuis le temps où la nécessité se fit sentir de couler la respiration et la pensée dans des signes qui la refléteraient, qui lui faisait face, il y avait un homme dans un costume gris terne, exactement le genre de costume que porterait un employé de Toshiba, s’il travaillait chez Toshiba, puis fustigeant mon imagination corrompue par le soft power des images, disant seulement : un homme en costume gris, raide, droit, s’inclinant en silence à trois reprises, élevant les mains au-dessus de sa tête à trois reprises, à jamais étrange la nature de l’échange entre cet homme surgi d’on sait où, par la porte rouge, et le sugi qui, dans ses cernes innombrables, conserve la mémoire de l’onde de choc des deux bombes larguées à quelques encablures de là, pas très différente, peut-être, à son échelle, des éruptions des petits cônes nerveux posés comme des guirlandes autour des villages aux toits incurvés, rappelant les linteaux de la porte

et j’ai pensé à Zibold

pensé

que Zibold, l’aristocrate et savant naturaliste docteur en médecine, s’était fait passer pour un hollandais afin d’accoster au rivage de Dejima alors seule concession aux Européens, seule brèche praticable par où —

que Zibold avait amassé des collections par cargaisons entières de végétaux et d’artefacts et qu’à cause de son insatiable ambition scientifique pour une carte maritime avait été accusé de trahison et expulsé —

que Zibold le nez cramoisi par la bière et l’haleine fétide à force de bouffer des rondelles de radis noir à la croque-au-sel avait sollicité une audience auprès de Napoléon III afin de lever des fonds —

que Zibold avait buté sur la langue japonaise et qu’il s’était servi d’interprètes pour les cours qu’il dispensa dans l’école qu’on lui permit de fonder et les collectes qu’il organisa —

mais Zibold dans le costume gris terne de Philipp Franz Balthasar von Siebold n’est qu’une épave de l’histoire et ce n’était pas à lui que j’avais pensé

pas à lui

mais à Zibold entravé par les épineux points de réglementions du shogunat de Nagasaki, lequel s’évertuait à brimer les ardeurs commerciales des compagnies orientales sans nullement, naturellement, empêcher les trafics de prospérer, confinant le tumulte européen derrière une forte muraille surveillée, redoutant la contamination du génie nippon par des manières et des sciences venues d’outre-mer et comptant, chaque soir, en les enfermant à double tour dans leur maison à deux étages, les quelque six cents résidents de l’îlot artificiel parqués là comme dans une zone de transit aéroportuaire, Zibold enfermé, qui se faisait un jeu de contourner les restrictions en vertu de sa renommée de chirurgien, s’octroyant d’abord des excursions à Nagasaki, puis, par le truchement d’un prête-nom, l’achat d’une maison en bois à Narutaki en périphérie de la ville, alors que l’on comptait au bas mot vingt-cinq espions pour un hollandais et qu’il fallait pour sortir adresser une pétition au gouverneur Takahashi Shigetaka, puis encore la faire tamponner aux points de passage, Zibold qui par ses contacts se faisait livrer tant d’échantillons de plantes et de fleurs inconnues qu’il ne pouvait — trop dans cette boulimie d’extraire et de collectionner

l’unique fleur pour lui cependant fut celle qu’il aperçut en déambulant dans le quartier des plaisirs, les alignements de maisons vertes telles qu’Utamaro les avait peintes d’un pinceau délié dont on perçoit encore les tendres élans d’ivrogne et les soupirs d’impuissance, aux devantures ouvertes en vitrine, au jeu de panneaux coulissants donnant sur une enfilade de pièces vides jonchées de tatamis tressés, et, sous un nuage de tissu admirablement noué laissant apercevoir son immobile minois, une jeune fille assise en tailleur — dont le regard baissé derrière les paupières tendues, les joues fardées, la chevelure aux sombres reflets laqués, une main en éventail devant la bouche dissimulant un sourire ambigu ou, mieux, exprimant, en cet art, la vanité et l’imperfection de la parole, mais peut-être fût-ce elle qui vint à lui en faisant timbrer son laissez-passer du sceau infamant de courtisane, et alors Zibold ne connut pas le frisson de courir dans ces rues où le troc de quelques jetons de métal exaucent les souhaits profonds et les plus profondément inhabitables

car on faisait ainsi : c’était « une vieille coutume hollandaise »

que faisait-on ?

on faisait l’amour à de « délicieuses Japonaises de seize ans, qu’il aurait été difficile d’échanger contre des Européennes »

pensant à Zibold frissonnant d’émotion devant le corps solide de cette guerrière exquisément pudique, qui, sous un éclairage diminué par la jalousie de soie baissée, laisse glisser les brasses du tissu chamarré, et c’est comme si ayant franchi la porte rouge Zibold se tenait devant un être inconcevable face auquel il ne devait même pas oser étendre la main, et demandant la permission avec un sentiment mêlé d’adoration, de désir et de honte, au carrefour de la souillure, et quand elles s’effleurent, la main et la cuisse, tristement, elles ne se rencontrent pas

au cours de son premier séjour, Zibold, empêché par les agents du shogunat, n’eut guère l’occasion de cheminer sous le couvert forestier foisonnant d’êtres innommés

le long des dalles, à travers l’allée bordée de lanternes

jusqu’au cœur de la clairière

ne sentit point que chaque lanterne réservait un abri à ce qui n’a pas de nom, et qui flotte et qui foisonne dans l’air, dans l’ombre, au milieu des frondaisons délicates

vu d’outre-mer l’univers est un sugi devant lequel on s’incline pudiquement — quoi que cela veuille dire

un Toi auquel on s’adresse

auquel on dit : puisses-tu — quoi que cela veuille dire

Zibold n’a pas vu qu’Otaki, la courtisane de Nagasaki, était un sugi, et il l’a traitée exactement comme il aurait traité ce sugi : en la profanant

faisant d’Otaki une fleur, celle qu’il tenait pour la plus sublime de toute : Hydrangea otaksa

ainsi l’hortensia reçut-il son nom

ainsi Otaki reçut-elle son nom

et loué fut celui de Zibold

songeant enfin à Zibold, à son érudition, à l’étendue de sa culture qu’irriguaient encore vivaces les sources latines et grecques, à son œuvre monumentale et inachevée, me revient à l’esprit la parole de cet Athénien aux pieds nus, qui, dans un geste inaugural n’ayant peut-être aucun équivalent dans l’Histoire, nomma et forgea d’un bloc la philosophie : « j’aime m’instruire, disait l’indolent Silène, je m’en souviens à présent, mais les champs et les arbres ne veulent rien m’apprendre », et j’y vois

dans cette opposition je vois

dans ce clivage

déchirant si tu veux

je vois

une autre porte, qui celle-là n’est pas rouge



L’image animée a été découverte au milieu des Internets.