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Stase-Seconde

Stase-Seconde
Le texte à pirater.
Le zine à brûler.

Ici se lit la poursuite d’un entretien ouvert sur la critique littéraire, sur ses puissances et ses impuissances, et dont la question de l’amitié, après celle de l’idiotie dans À te souvenir de l’insomnie des mondes, est comme la seconde stase, en regard, l’incarnation de ce dédoublement dont il nous paraissait important de témoigner comme critique en approfondissant notre perplexité.


Nous proposons ici une pratique de l’amitié. Elle se déploie en échange afin de laisser entendre qu’elle est à la recherche de son objet, de son sujet. Nous ne proposons pas ici de définition : nous les essayons. Au risque de la complexité. Nous proposons un égarement.

1

Nous sommes partis de cette pensée en commun : ce n’est pas nous qui nous exprimons. Dès lors, plus qu’un dialogue, nous avons opté pour la figuration transitoire du dédoublement de personnalité (doppelgänger). Essai d’une pensée en regard plutôt qu’en miroir. Espoir aussi de résoudre des contradictions, de nous extraire des oppositions binaires. Allez savoir si nous y sommes parvenus, mais nous essayons d’offrir d’autres liens. Voici donc cet autre nom de l’amitié.

2

Au nom de l’autre, toujours, ni consacré ni sacrifié, et plutôt que voulant faire communauté, voulant accomplir cette prose solitaire mais adressée, une sorte d’amitié aveugle et plurielle pour laquelle on n’a pas de mot, parce que cette relation toujours à réinventer pour faire de la critique autre chose qu’un commentaire : une affirmation créatrice de valeur portant elle-même à créer — vertu de la critique.

3

Nous nous sommes élancés de ce qu’en commun nous faisons : la critique de la critique. L’amitié comme partage d’expérience se poursuit dans la réflexion, toujours dans une définition à l’essai. Nous tentons d’en offrir ici une plus généreuse, ardente : une manière d’être au monde par et dans la critique.

4

La critique est alors passage de témoin. Plus que des mots de passe faits de noms fameux, quelque chose qui se donne, quelque chose qui se perd, dans une parentèle sans parenté. Renaissance et reconnaissance par la critique d’une dimension fondamentale de la parole comme milieu indéterminé, surdéterminé, demandant toujours de défaire et refaire sa parole, une parole qui vient toujours d’ailleurs (et c’est cela que l’on est amenés à reconnaître).

5

Il faudrait critiquer la critique. Dans un repentir, interroger la clarté de nos propositions. Nous convoquons des voix, nous empruntons des pensées, nous en interrogeons la possibilité de coïncidences. C’est l’autre stase du dialogue offert ici : on parle avec des auteurs et non d’eux. On écoute tout ce qu’en nous ils peuvent transformer.

6

La critique n’a pas d’objet, n’a pas de sujet, car elle est relation, c’est-à-dire, littéralement, internet, milieu réticulé où les critiques-araignées rejoignent un bestiaire interspécifique que l’on a de cesse de multiplier. Il y aurait à dire encore sur le milieu et le média, l’immédiat et l’extase de la critique, les modes de désubjectivation qu’elle nous semble mettre en place dans notre expérience. Pour nous la critique est la possibilité de cette expérience du texte désubjectivé, mélange toujours impur, fiction et analyse, mots et imaginaires se croisant pour produire des possibles. Folie merveilleuse que ce creux de la parole.

7

La critique ne rejoindra donc jamais son objet, elle se refusera à l’amour (l’admiration) et à la haine (nihilisme) : elle devra inventer de nouvelles proximités et de nouvelles distances. Quelque chose comme de l’amitié, oui, à nouveau, toujours, soustraite à la présence, au genre, au désir — désir, neutralité, absence composant une adelphité donnant à la différence (devenir-étrange) toutes ses dimensions.

8

Nous nous ouvrons alors aux contradictions et aux paradoxes. Nous voulons la clarté et l’obscurité, les évidences et les ombres. Nous touchons alors à une définition de la critique essayée ici : nous ne pouvons pas être plus limpides. L’amitié est elle aussi réserve et déplacement de sens. Tentative toujours reprise d’éclaircissement.

9

Nous nous donnons à la critique à corps perdu, dans un don et un abandon faisant de l’impatience et de la différance des modalités de cette parole urgente à se déclarer et ne cessant de faire différer l’esprit du texte, d’ouvrir des horizons, de former des liens, une vaste amitié de texte et de monde. Critique par sympathie. Par folie. La critique comme dérangement, comme décentrement, comme dégenrement, car n’ayant jamais plus de genre, traversant les genres, ne s’y arrêtant pas : romantisme de l’essai, sympoésie de la philosophie, transfiguration de la prose — il faut être attentif à ce qui, en littérature, déplace les classes, nous faisant transfuges du passé, du présent et de l’avenir.

10

La critique est cet exercice de nos identités plurielles se donnant à penser dans l’échange. Pensée spéculative d’autant plus efficace que généreuse, d’autant plus universelle que spécifique, d’autant plus vraie que paradoxale.

11

La critique n’a fait qu’interpréter le monde littéraire, ce qui importe maintenant c’est de le transformer.

*
« Brusque illumination : moi tout entière (non, ma moitié), mon second moi-même, mon autre moi-même, mon moi-même terrestre, alors que j’aurais vécu pour on ne sait quoi — je ne me connais pas. » (m.t.)
« La vie de l’esprit entre amis, la pensée qui se forme dans l’échange de parole, par écrit ou de vive voix, sont nécessaires à ceux qui cherchent. Hors cela, nous sommes par nous-mêmes sans pensée. » (f.h.).

1 — D’un clivage critique

À défaut d’être acéphale, elle sait seulement simuler les cris de l’idiot, la critique est amitologie, (entendre une trouée du texte par des affabulatrices béances, en attente d’une mythologie sans dieu ni tête). Entendons-nous. La critique est une invention, une persona dépersonnalisée : ni moi ni toi ; des initiales d’auteurs, des auteurs initiatiques. La tangence d’une absence qui parfois, histrionique gauchissement, semble coïncider. Parole double qui se trouble par les sympathies, les revenances, que toi qui lis tu y places. Une figure et une fiction. Un individu clivé dans cette retentissante inexistence de l’écoute, troublé par cette voix entendue, parfois, comme un dédoublement de ce qu’il appréhende être.

Fiction donc d’un sujet critique, réflexif. Au commencement, s’il fallait avoir recours aux passages obligés du récit, cette parole critique se colorerait de la volition d’un autoportrait en lecteur, en lectrice. Anamorphose — c’est moi-même que je peins. Fût-ce à sauts et gambades, dans la conscience de ce que nous avons de magnifiquement vain et ondoyant, serait-ce aussi dans l’espoir du suffisant lecteur, tout ceci fut essayé (m.m.). Désormais, dans un clivage incroyant, tout ce qui est humain, idiotement, m’est étrangement étranger ; on ne naît pas humain, on ne le devient pas. On s’altère ; on porte un masque qui s’efforce de manifester une spécieuse singularité.

On métamorphose alors (littéralement : on essaie), la critique en une écriture délibérément, éthiquement mis en échec grâce à sa propension à être à côté, à l’écart, de ce qu’elle ne démontre pas ; en retrait de toute posture d’auteur, d’autorité. La critique serait écoute : une parole sans pouvoir. Entre humilité et effacement, elle l’emprunte et l’emploie. Une autre façon d’être au monde : on existe par usurpation. Qui écrit est alchimique amalgame : désidentification.

La critique est clivée, mise en échec, elle exprime l’inadéquation de ses aspirations. Elle regarde cette constante affirmation de l’éloignement à ce qu’elle retranscrit comme une nouvelle distance, une nouvelle inadéquation. La critique, parfois, désarçonnée (p.q.), surprend de troubles reflets de ce qu’elle n’est pas, inquiète souvent elle contemple l’image que son lectorat croit deviner d’elle. Elle est ailleurs, déjà. Dans un autre livre qui déformera la conception protéiforme d’une identité qu’elle veut réengager à chaque lecture. Une fiction informe.

La critique clivée entre l’esprit et la lettre. L’attention aux détails, aux rêves qu’ils suggèrent. La critique s’extasie, au cœur de ses contradictions, de la question idiotement centrale du comment ça s’écrit. Rien qu’un hasardeux amoncellement de mots qui prétendent disséquer ceux d’autrui. Une critique mot à mot sape (habiller et creuser) la matière pour mieux, par dissonance, entendre l’antimatière fuligineuse, songes et autres revenances, qui nous désidentifient, nous lisent.

Par ce clivage, par la conscience de sa fondamentale insuffisance, on rêve ici, ensemble, d’une critique comme exercice d’amitié. Une disjonction, des mots placés en parallaxes pour effleurer une tangence commune. On se lit, on repart autrement. On laisse parler l’autre, en Soi, l’ami qui pour nous franchira la ligne, le lire et le relire comme trace patente, reflet évident de celui qu’on n’est jamais tout à fait. Parce qu’ici s’expriment deux voix, malgré tout, et que l’on croit en faire une seule, expression de cet être profondément clivé, trouble, critique, comme on voudra, celui qui sait n’exister que dans la contemplation (invention et retour) du visage de l’Autre, de la totalité.

« Mes écrits ne parlent que de mes victoires : j’y suis “moi”, avec tout ce qui m’était contraire » (f.n.)

Amitier comme l’invention nécessaire par la critique d’un verbe sans sujet et intransitif, semblable à ce qui est arrivé au verbe écrire dans notre littérature moderne : Écrire, dit-elle (m.d.). C’est cet intransitif fait de noms défaits de leur propriété sacrée qui dit ce qui nous est commun dans l’écart.

La lecture est peut-être tout simplement ce différentiel. Écart d’écart. Sorte de dialogue sur fond de perpétuels et vertigineux écarts — rencontre du 3e genre (m.b.).

« C’est important de diviniser un monde sans divinité ; de trouver des mythes dans un monde vide. » (a.p.)

Ainsi faisons-nous jamais que nous inventer à chaque lecture, que de restituer quelque chose de cette ontologie de la Relation : « changer en échangeant sans se perdre ou se dénaturer » ? (e.g.)

Essayons encore de penser cela1.

Singulièrement, c’est-à-dire toujours idiotement (ἴδιος : ce qui se singularise; et ici en se désubjectivant).

« Tout ce qui est profond aime le masque. Tout ce qui est profond a besoin d’un masque, je dirais plus : un masque se forme sans cesse autour d’un esprit profond. » (f.n.)

Pourtant cette critique se démasque et cherche un visage, une promesse fragile faite de ces mots, de ces existences précaires faites de mots. Conception non pas tragique mais éthique de la critique et de la lecture. Comme s’il en allait de la lecture comme d’un rapport à l’autre — d’une adresse infinie, destinerrance (j.d.) retirée de toute assimilation, de toute admiration — égalité et sympathie de toute amitié.

Clivée, schizo, l’instance critique est elle aussi un « poète caméléon » affecté d’une « negative capability » (j.k.). Critique-caméléon amie de la folie car se faisant parole de l’autre, de l’autre en soi-même annulé, parole en creux (folia : folie, feuille creuse ; parole en arborescence tout autant, folie, folie).

Mets-toi les pierres dans les poches et rentre dans les vagues (v.w.) appréhende cette multiplicité de points de vue, ces mouvements infinis du réel, de la perception et de l’imaginaire. Ventriloquie à la manière du monde et des textes à la manière d’a.r., travaillant avec des textes amis, de secrets et des mots, des paroles hantées par d’autres paroles.

Il faut donc surprendre ce « méchant hybride de lecture et d’écriture » (m.b.). Apprendre à constituer une ressemblance sans image, une ressemblance informe. Inventer, découvrir des textes : toujours la même ambivalence.

Textus invenio. Des textes comme des rencontres.

Des contradictions. Des manières de penser avec l’autre et contre soi.

Exercice de patience et d’étrangement.

2 — D’une traduction du nom de l’autre

Être à l’écoute des voix de l’autre, celle qui écrit, celle qui lit — chaque instance se multipliant, visage dans un visage dans un visage… comme ce moine chinois que nous affichions lors de notre première stase idiote.

« Non pas arriver au point où l’on ne dit plus je, mais au point où ça n’a plus aucune importance de dire ou de ne pas dire je. Nous ne sommes plus nous-mêmes. Chacun connaîtra les siens. Nous avons été aidés, aspirés, multipliés. » (g&d)

Perdre le nom, proliférer, amitié de la bactérie. Nous ne parvenons à penser la critique que dans ce double mouvement : perdre le nom et « être tous les noms de l’histoire » (f.n.).

Que la lecture soit suspension de l’illusion du Moi, que la littérature soit écrire sa langue comme une langue étrangère (a.v.&m.p.), c’est encore trop peu dire.

Souscrire : écrire en retirant, et faisant de ce retrait une affirmation. Oui, encore faut-il la critique comme affirmation, une affirmation de l’impureté de cette solution, comme re-présentation de ce phénomène étrange : que les noms sont toujours impropres, des lectures toujours imaginaires, que l’échange est infini.

La critique est quelque chose de la traduction entre des idiomes inouïs. Elle (doit) (donc) aussi invente(r) sa propre langue dans la langue.

La critique comme une traduction, une trahison révélatrice. Un rapport d’amitié textuelle, d’appropriation de ce que l’ont su dire. c.b. et l’auteur du combat avec l’ange de William Williamson, le seul à traduire les glissements de sens d’une langue sinon mal maîtrisée du moins non parlée et comprendre ainsi que le fantastique est avant tout verbal. Expression primale des limites de la perception personnelle. Critiquer : trouver une langue pour parler de ce qui nous échappe. Et a.a., bien sûr.

3 — Des sosies et des simulacres

Être critique pour être l’auteur et soi, radicalement mis à distance.

Mon corps difficile (r.c.)

et ma psyché folle ?

et qu’y voit-on donc ?

Des lacs d’ombres où l’on s’enfonce, pâte obscure et transparente du langage où telle une larve on prend toutes les formes lactées de la métamorphose.

On avait dit : la critique-doppelgänger.

Avoue que c’est substituable aux Vampires, et moins utilisé que les Sirènes (m.b.).

La critique-simulacre serait encore plus sidérant aussi.

De rerum littera, où des petits phénomènes entrent dans la tache aveugle de ta vision. Tu essaies d’en comprendre les dessins labyrinthiques, les couleurs indécidables, tu écris ta critique poursuivi par ce point aveugle qui hante le texte lui aussi. C’est ce que disait j.c. : écrire, c’est poursuivre ce point aveugle.

Critique et écrivain se confondent alors, atteints d’un syndrome de Capgras :

« Il va sans dire que je ne suis pas de ceux qui croient que les écrivains sont les meilleurs critiques ; je crois néanmoins que tout bon écrivain est, qu’il le sache ou non, un bon critique » (j.c.)

La critique-sosie aussi alors, pourquoi pas, si on exclut la vieille idée romantique de l’herméneute (herménaute ? semi-divinité psychopompe faisant l’anabase dans le texte ?) s’assimilant à son modèle.

Au contraire, la critique doit garder l’écart à soi-même et au texte pour se produire en des milliards de clones différents : pensées, rêves et hypothèses.

Faux jumeaux, faux semblants — beauté de la critique qui appartient à la figure de l’auteur, retirée de son existence (m.f.).

Critiquer pour se multiplier — vieille histoire. On lit pour accumuler les expériences, pour se morpher en d’autres temps, d’autres lieux.

On critique en se mettant à la place de la personne qui a écrit non pour la juger, mais sur un fond d’amitié, de sympathie, en essayant de comprendre ce qui se traduit d’unique dans ce qui est raconté.

Singularité idiote. Ainsi de la poétique de La semaine perpétuelle de l.v., litanie déployant l’étrangeté de toute chose.

Mais de ce réel-là, de cette singularité, de cette pauvreté en esprit, on a déjà parlé, parlant de la nécessité de se défaire de tous les arrières-mondes pour ouvrir ce sacré sans fond, appel à ce qui vient, à tout l’avenir de la parole.

Critiquer est s’adresser. S’inquiéter, s’enquérir du texte, lui poser des questions peut-être sans réponse. C’est respecter son silence.

De la paranoïa critique (r.c.) : « une méthode spontanée de connaissance irrationnelle, basée sur l’objectivation critique et systématique des associations et interprétations délirantes ». Peut-être. La peur comme ferment — ses métamorphoses pour détourner cette révélation : nous n’existons pas. D’ordinaire, on y oppose des substituts, des activités, des réussites. On vous propose une parole qui passe comme le rêve. Faites-en ce que vous voyez. Des ressemblances, des simulacres.

Simulation & émulation : une vague de rêve. Et si nous parlions des livres lus comme dans un rêve, le simulacre de notre vie diurne, l’achèvement de notre vie éveillée. J’avance masqué mais je pointe du doigt mon masque (g.b.) : critique. Et dans le simulacre, la survivance de la pensée magique ?

Sosie, soit, mais par pastiche. Déchiré entre le désir de ne pas se ressembler, renaître ailleurs dans chaque lecture, et celui inconscient, voire informe, de reproduire la logique verbale dans laquelle la lecture nous assimile. Ensuite, laminoir de l’écriture, exercice de dissemblance : ça ne ressemble à rien. On est déjà dans la lecture suivante. Ou peut-être encore à éclaircir ce qu’on surprend de celle passée. Distillation, décantation. On se réveille, on ne reconnaît le sosie qui est tout aussi nous-mêmes que celui qui subit le rêve. On ne se voit pas rêver, pourquoi faudrait-il se regarder lire, se voir en prolonger l’expérience dans l’écriture ?

Mais ce réel revient, impossible. « Tout a déjà été dit. Mais comme personne n’écoutait… » se murmure-t-il encore. Parler alors de ce qui revient sous une autre forme, nous sommes hantises irrésolues. Idiots alors par une conscience palimpsestueuse : inscription, une seconde, dans ce qui s’efface, se confond, se lit comme une inscription seconde.

L’amitié comme silence — « Il ne faut pas parler de ses amis : autrement, on trahit par des paroles le sentiment de l’amitié. ». L’amitié entretenue ici s’exprime donc dans cette virtualité du silence. La critique, ce serait comment taire.

4 — Du doppelgänger à la désindentification

Peut-être mon ami, pourriez-vous m’appeler William Williamson. Il paraît que nous faisons œuvre de critique. Comment cela, je parle tout seul ? Mais puisque je vous entends, c’est que vous devez m’écouter. Sophisme et paradoxe, je n’en disconviens pas, continuons à nous parler mon ami. S’appeler Blandine Volochot, comme la fiction du nom, identité dédoublée qui finit par nous dévorer ? Oui peut-être pouvez-vous nous appeler ainsi. Si ça vous amuse d’attraper des mues, des méduses.

« L’auteur doit se taire lorsque son œuvre se met à parler. » (f.n.)

Doppelgänger. Inquiétude, incontinuité ; intranquillité, non-conformité. Le fantastique par le doute, l’existence d’une autre voix qui toujours intime, dans la défaillance d’une perception personnelle, une autre explication, la possibilité que tout ne coïncide pas exactement. L’accès à la réalité, par dévoilements successifs, par troublements. Une marge d’inachèvement (m.l.), une suspension de sens, un tremblement dans la rationalité pour y laisser entrer des revenants, les souvenirs de ce qui n’appartient à personne, à tous, tout aussi bien nous les nommerons imagination. Peut-être pourrait-on lui trouver de nouvelles virtualités, d’anciennes dénominations détournées.

Une heureuse et ardente inadéquation. Une sorte de schize en mineur. Sans rabaisser le réel à sa vérification factuelle, le texte à sa platitude matérielle, espérer donc en faire entendre une autre voix. Épreuve alors de la clarté, une sorte de limpidité pour ne pas sombrer dans la sophistication verbale. Ici s’exprime, s’expulse et s’invente un Nous sans majesté : une sorte de pluralité à l’essai pour s’extraire, rêve-t-elle, de la binarité abolie l.r.||m.v. : l’un ou l’autre, l’un et l’autre, aucun des deux, une entité mixte, une sorte de dédoublement. Doppelgänger, disait-il alors on écoute ce que l’on ne savait pas avoir, caché, au plus profond d’un nous qui échapperait aux limites du Moi, aux contraintes de l’identité. Désidentité.

Désidentitaires (r.j.) nous sommes. Politiquement, poétiquement. On opère ici une partition. Sans ligne ni scission définies. Improvisation : écouter, puis rejouer. Déformer, s’approprier au sens où ici se fait sien surtout ce qui ne se comprend pas. On opère des rapprochements pour mieux sentir les tangences, les endroits où l’on s’effleure, ceux où une pensée pourrait presque dire Nous : les instants, où Toi (lecteur & lectrice) avec ferveur nous le voulons, tu te désidentifieras dans ce Nous. On est idiots : précisons au risque de la simplicité, de l’évidence déjà entendue par Toi. Le Nous est politique : vecteur d’une communauté (dans le trouble et le doute) où la somme des individus la composant n’apparaîtrait que dans ce mouvement de désidentification. Un individu poétique partant. Le poète comme indicateur de l’avenir (f.n.) : le rêve d’un individu nouveau, toujours à venir.

Doppelgänger : le critique se distingue dans ce type de pétition de principe. Nous soulignons des accointances et l’essai alors, une nouvelle fois, se dédouble. Une question de proximité dans la glose pour ce qui demeure, pour nous, des stases d’amitié. Le critique glose comme pour essayer des identités, pour ne pas entièrement s’y reconnaître. Sans doute aussi fluctuer dans les dichotomies. On le pose trop franchement pour mieux les troubler. Un spectre au sens optique et sonore : une grisaille. Ici la théorie, là, dans un glossaire de désidentification massive, la pratique. À moins que ce ne soit l’inverse, que l’on préserve ainsi la marge d’une autre chose, toujours.

« Faute de miroirs, j’aurais les faces des bêtes changeantes de mes désirs, et certains jours où le miracle me touche, je n’aurais plus de face. » (r.g.-l.)

Monstruosité de la critique, elle dont on pense qu’elle ne peut pas exister dans un monde de pure présence au texte, métaphysique dont on pensait s’être débarrassée.

Re-enter ghosts.

Ce dont on s’est débarrassés : la critique de surplomb.

La critique qu’il reste à inventer : celle qui se réinvente avec le texte, qui réinvente la figure de l’auteur, l’écarte, la fait proliférer de l’intérieur, multiplicité qui finit par la faire éclater. Pas un sosie : des différences créatrices.

« Ouvrir toutes les choses, même les quotidiennes, sur une conscience aiguë, seconde. Impossibilité de se satisfaire de l’automatisme. L’intensité peut être partout, il suffit pour cela de prendre, en tout acte, son souffle … Ce qui te définit soudain comme pur hiatus » (a.r.)

On rêve à ces opéras à venir de la critique, suite de textes-glissades, de mouvements de dérives portés par les vitesses et les suspens initiaux de l’œuvre.

Nous sommes à l’heure de transformation de nos cosmovisions. Des imaginaires des textes et du sujet. Du sujet et du texte. De notre trouble décomposant le romantisme néocapitaliste. Recomposant des atomes de sens un ciel idiot, une vacance où l’on se retrouve souffler avec le vent et nous imaginer dans ce souffle.

Je est un Multiple de toi. On lui trouvera le plus grand dénominateur commun : l’absence du nom. « Ça n’a, comme toi, pas de nom. Peut-être/êtes-vous la même chose. Un jour peut-être/toi aussi, tu m’appelleras/ainsi. » (p.c.)

Promesse.

5 — De l’entente de l’absence dans la critique

La beauté de la lecture est sûrement cette amitié en l’absence de l’autre et fondamentalement une écoute qui se peuple de voix.

Peut-être s’agit-il comme f.n. d’être fier de sa petite oreille, de son écoute. Ainsi se lit son « otobiographie » pour le dire avec j.d. : « Ah qu’il me répugne d’imposer aux autres mes pensées ! Combien je trouve de joie dans chacune des humeurs, chacun des secrets revirements intimes où je rends justice aux pensées des autres au détriment des miennes ! Mais de temps en temps il y a des fêtes encore plus hautes, lorsqu’il est permis de faire don de sa demeure et de son avoir spirituels … Non seulement il refuse d’en tirer gloire : il voudrait même échapper à la reconnaissance, car elle est importune et ne respecte pas la solitude et le silence. Vivre sans nom, ou même exposé à des railleries légères, trop humblement pour susciter l’envie ou l’hostilité… » (f.n.)

Se faire l’oreille pour l’autre, à l’écoute de son idiotie, de son acuité, de son détail, de son souffle qui ne dit peut-être rien. Ami, ennemi : en deçà, au-delà, d’un rapport particulier envers ces instances étrangères. Amitié stellaire, disait-il (f.n.). On veut bien y croire à cette posture éthique, difficile, généreuse de la critique : indigence et accueil, amitié la plus dénudée, la plus vulnérable et retirée du nom.

Car oui, la lecture est aussi une politique. La critique qui se retire du jugement et de la valeur est une contestation, un refus, une décision d’accueillir aussi parfois en silence la parole d’écriture.

« Il ne faut parler que lorsque l’on n’a pas droit de se taire. » Maxime exigeante pour la critique autant que pour la littérature.

Parlant de cette littérature d’ébranlement, de joie et de terreur. Là se trouvent « la mer gelée », le brouillard arctique, les têtes aux cicatrices intérieures, les golems défaits, les blizzards furieux des hurlements de l’époque, le craquement des banquises perdues.

Pour une critique potlatch, potache.

6 — Critique cicatrice, critique créatrice

Parler en pure perte.

Sauver.

Hic rosa, hic salta.

Danser sur ces roses, les pétales et les épines, le bonheur et le malheur.

Autre chose que la vérité : inventer un rapport d’efficience de la critique.

Une intelligence aussi. Une intelligence stratégique, une politique de l’écriture, de la littérature, de la langue, une lutte affirmative au sein même de nos textes, de notre axiologie critique disant cet effort sympathétique dans un champ de la connaissance divisé en tant de spécialités : relier ensemble des textes, former les attractions et des constellations de connaissances, reconnaître de nouvelles figures, de nouveaux visages, un nouveau bestiaire dans ces archipels galactiques de textes, voilà bien notre affaire.

Entre la critique de recension et la critique savante, entre la critique objectiviste et la critique affective, trouver la bonne distance (dilemme du hérisson) – peut-être est-ce cela dont on s’occupe en critique : trouver des modes de relation, des distances, rendre visible l’invisible. Être capable d’invention.

On pense.

On écrit pour penser.

La critique fait autre chose que réfléchir son objet. Il le déforme et le met dans des perspectives où il s’anamorphose et se métamorphose.

On voudrait croire à cette critique créatrice et transformatrice.

Critique transmédiatique à la manière de c.b.. :

« Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est amusante et poétique ; non pas celle-ci, froide et algébrique, qui, sous prétexte de tout expliquer, n’a ni haine ni amour, et se dépouille volontairement de toute espèce de tempérament ; mais – un beau tableau étant la nature réfléchie par un artiste – celle qui sera ce tableau réfléchi par un esprit intelligent et sensible. Ainsi le meilleur compte rendu d’un tableau pourra être un sonnet ou une élégie. » (« À quoi bon la critique ? », Salon de 1846).

Trouver alors toujours des moyens de montrer ce que les œuvres transforment, et nous avec. Dire de quoi elles nous rendent capables. De quelles espèces elles nous rapprochent. Quels espaces elles créent où le possible fait irruption dans l’impossible présent. Dans la stase fulgurante de la lecture. Ici, parler des éclairs comme ce qui anime la soupe primitive de notre cerveau. Ce qui arrange soudain une certaine configuration de l’imaginaire. De l’impossible, sinon on s’étouffe.

« Je veux semer. Il me faut d’abord me terre. » (h.c.) L’amitié comme forme de silence. Ami celui qui entend dans nos silences, nos disjonctions, dans les dédoublements de la parole, ce qui nous terrastres (p.c.2). Fleurs sans terreur, sans rhétorique. Jacob Cow le pirate, la traduction en fiction des Fleurs de Tarbes.

Stat rosa pristina nomine, nomina nuda tenemus.

Ardeur ; aphorisme. Rebondir dans la disjonction. Spontanéité et hasard.

Correspondance, cénesthésie. Voir le « frou-frou des étoiles » à l’aune des trous noirs. Le critique se fait aveugle par un dérèglement fragmentaire des sens, une morphe du sens. Un autre support pour de nouveaux liens, des associations nouvelles. Il nous faut des œuvres nouvelles, d’autres images pour mirer nos mutantes conceptions. Ici se fait la critique d’œuvres à venir, dont nous pressentons la grammaire, rêvons l’altérité de support. Alors, comme une proposition, on emprunte à l’ami ses constellations sémantiques : astroblématique ou la connaissance réticulaire de ce qui n’est pas advenu, reste à venir, comme ce qui serait, à travers d’autres images, de la diagnose. Il nous faudrait les archives (du vent) d’objets pas encore construits qui nous permettraient de faire entendre le souvenir, le fantôme, la survie hors du livre, de Radio Levania.

Expiration plutôt qu’inspiration : poétique du souffle.

7 — Du déplacement critique, cosmique

On voudrait inventer ici un écart cosmique. Assez idiot in fine. Une critique amicale par détournement de la métaphore. Peut-être d’ailleurs que toute invention se limite à cela : un nouveau déplacement de sens, une écoute nouvelle des associations sonores et sémantiques ainsi entendues. Faire société dans le malentendu des métaphores qui nous unissent. On ferait, une seconde, ainsi entendre l’instant. Le contemporain n’est que l’altération par le rêve des changements techniques. Pour approcher de cette solitude dont rien ne nous départira, on disait, tout homme est une île. S’inventaient alors des archipels (e.g.). Cosmovisions : solipsisme de l’univers, communisme des multivers. Nous sommes alors, au secret de ce que nous ne savons manifester, non tant multitude qu’ubiquité quantique, possibilité difficilement représentable, hors du chat de Schrödinger, d’être ici & de n’être pas. « l’avènement d’une autre cosmologie du visible, et d’une approche insolite de l’invisible » (l.r.) . Dans quel hapax revenants et revenances se présenteront-ils ? À quels individus désidentifiés nous feront-ils rêvés ?

Ça serait toujours autre chose, à l’image du nom que nous portons en souvenir d’une identité plurielle, la somme de ces lectures parfois partagées, parfois seulement effleurées, souvent dessinant les béances, leurs hantises, d’un imaginaire collectif. Critique et amitié se rejoignent dans l’emprunt faussaire de métaphores biaisées.

Ça serait des stases en instance : une traversée de l’intermédiaire. Intermède et intermittence. Dans nos stances, une désistānce, devinée, à la généralité. Des nuées et percées, en guise de cieux nouveaux. Un vent qui dissipe, momentanément, les temps mauvais.

« Appelle-moi par mon dernier nom. / Accroche mes vêtements aux planètes aux étoiles. » (j.m.) Appel toujours dernier, salut sans fin adressé à l’ailleurs, voilà ce qu’est l’image métaphorique, la société aux langues toujours étrangères et pleines de contresens (a.v.&m.p.), faisant avec f.n. fables et figures (« au détour de quelque coin de l’univers inondé des feux d’innombrables systèmes solaires, il y eut un jour une planète sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance ») manière de déjouer la vérité du rapport social et de la langue par quelque chose du cosmunisme alien de Blandine Volochot.

« Mais la métaphore — le renvoi à l’absence — peut-être considérée comme une excellence relevant d’un ordre tout différent de la réceptivité pure. » (e.l.) Passer de la métaphore à l’horizon du monde.

Dans ce Vide en Soi résonne alors cet appel à reconnaître cette situation à front retourné : le Vide en Soi, le Vide hors de Terre.

« D’une façon inactuelle, c’est-à-dire contre le temps, et par là même, sur le temps, en faveur, je l’espère, d’un temps à venir. (f.n.) »

8 — Des clivages d’une critique par-delà la solitude

L’amitié comme recommencement du clivage. Dans l’amitié, un désir de solitude. Il ne saurait s’agir de réactiver cette disjonction anthropophage : « Dans la solitude, le solitaire se ronge le cœur, dans la multitude, c’est la foule qui le lui ronge. Choisis donc ! » (f.n.) L’aphorisme et sa mécanique contradictoire. c.b. fait pourtant de cette aspiration à la solitude l’humeur biliaire de sa poétique. On ne voudrait pas non plus renfiler le manteau de cette « cette solitude essentielle » où r.c. se cachait dans ce cassant clivage, mon corps et moi, dont enfin, par bactériologie métaphorique, il faudrait se départir. On rêve à une solitude sans individualité. On l’appellera lecture. Activité solitaire, faite par des solitaires où l’on ne se résume pas à ce que l’on perçoit, mais aux strates de distance entre l’auteur et lui-même, entre ce qu’il a voulu écrire et ce que l’on veut lire, entre l’idée et sa traduction verbale. L’amitié, ardente distance, est un bruit. Une perturbation linguistique, oserait-on une différance ? On nous y parle une langue étrangère — je connais plus de livres que de gens disait le très snob m.p. Reste ces livres refuges où enfin sans cassure être seul. Dans la dénomination de leur auteur, c’est d’eux que l’on parle. Sans Soi. En toutes lettres puisse-t-on leur redonner leur titre d’absence.
Préserver l’enthousiasme, l’ardeur d’une seconde, la joie de la rencontre, l’exaltation de la retrouvaille. Tacite tangence comme avec un ami : illumination, on croit avoir compris ce que l’on ne savait vouloir dire, ce que l’on ne savait pouvoir vivre. Alors on s’invente des compagnons de route, des auteurs que l’on retrouve avec impatience : on comble les silences traversés sans eux, on confronte, poursuit et amalgame deux identités fictives.

9 — Des mains tendues de Kali

Hors de soi, vers l’autre — il y a, à travers cette reconnaissance de l’altération et de l’altérité du texte, une sorte de générosité terrible qui s’instaure contre la généralité de la lecture du sens (contre la génialité tout autant : on a dit combien notre lecture se revendique d’une certaine idiotie, d’un certain réel du texte tout autant que de ses virtualités).

Hors de soi, vers l’autre, chronique désaffectée dans ce milieu aveugle de la lecture. Milieu par lequel tout arrive, le sens et le suspens. La stase de la lecture. Cette amitié serait ce milieu de la lecture.

Générosité — nous voulons dire impatience et intuition. Nous voudrions toujours que cette lecture critique instaure cette forme de passion suspendue, stase-seconde, appréhension amicale qui dit le bon comme le mauvais, amitié sincère, contre les lectures d’amour et de haine. D’une lecture qui partage tout mais ne délimite pas : une lecture ouverte, jusqu’au silence.

Plutôt qu’une lecture de « deuxième main », cette lecture devrait ainsi se faire multivers vivant, mort et renaissant, étreint dans les mille bras de Kali.

Voilà plutôt mon image, ma terreur et mon bonheur. Les mille bras de Kali. Orphisme du 3e œil de la critique démembrée.

On esquisse ainsi une autre approche de la critique comme jugement de goût, par-delà bien et mal, extension et intensité : générosité et généralité.

Alors la lecture devrait trouver ce point G de la lecture, le point de générosité où le livre s’excède, déborde, se tait, se fait extase, se singularise en se retirant pour instaurer une étrange neutralité en commun — sans commune mesure et sans partage — neutralité qui s’investit d’une relation formée d’autre chose que du désir. Non qu’il y ait dissymétrie mais asymétrie : une absence rentrant en rapport avec une absence.

Ou alors, une lecture d’occasion. Une chance pour les mauvaises rencontres sur des chemins de traverse. C’est si idiot, souvent, ce qui nous effleure. On résonne aussi par dissonance, par désaccord. Rien de commun avec un livre, ses personnages, voire pire avec les doublures envahissantes de son auteur et pourtant une sentence fait déclic, amitié : derrière d’obscures formules mathématiques, on se souvient que nous sommes multivers, que nous nous devons écoute et accueil — échappement.

Parce que Toi (lecteur & lectrice) tu l’auras compris, déchiré par les mille mains de Kali, dans la traversée de nos hermétismes, ici on dessine un intermonde (on peut aussi le nommer Critique pour sa révolution cosmique), insomnieux, idiot qui serait refuge. Nous voulons des cosmogonies au conditionnel de leur virtualité. Terrain neutre d’être un no man’s land, terre originatrice quand on comprend que, pas plus que la fin, le commencement n’a eu lieu.

Peut-être, par amitié, on pourrait proposer une autre métaphore biaisée de ce Neutre où par ébranlement, tangence, troublement, l.r.||m.v. font comme si, généreusement, utopiquement (lieu par définition qui n’est pas car toujours à venir), ils se neutralisaient, ne savaient plus exactement qui parle. Personne, ruse homérique trop connue. Et pourtant. On prend en charge cette contradiction : la désidentité en jeu ici serait un écart aux moyens de production qui déterminent, certes, la valeur et l’endroit d’où l’on s’exprime. Des mues, collectives, désidérées. Le Neutre c’est m.b. dans L’écriture du désastre mais c’est encore Orze arpenté par p.c.2 dans L’énigmaire. Le Neutre c’est aussi Internet : celui qui y écrit n’est plus un lumpenprolétaire, il s’affirme dans l’appropriation de ses moyens de production. Il importe de préciser que si nous pouvons nous cacher derrière le confort du Neutre, de la dépersonnalisation, c’est seulement sur ce support d’une virtualité toute numérique, à partir d’un partage qui ne se revendique d’aucune propriété intellectuelle.

10 — De l’écoute éclair des signes

De l’amitié, de la lecture, de l’ardeur, de la métamorphose — comme s’il fallait réinventer sans cesse cette révolution où le monde change de signe, de référentiel, non pas simple retournement de l’amour en amitié, de l’écriture en lecture, de l’apathie en ardeur, du progressisme en métamorphose (mais à tout prendre dans sa simplicité cardinale, c’est cette nouvelle boussole qu’il nous faut adopter), pensant plutôt les nuances nuageuses et numineuses de ce réagencement psychochimique des affects et de notre sensibilité en crise (tant esthétique et politique, décoïncidence terrible).

D’une conception absolue de la littérature qui remonte peut-être (pour nous en Europe faut-il préciser), à ce groupe de jeunes esprits rassemblés à Iéna à la fin du 18e siècle. « Ils n’ont produit que des œuvres critiques » (j-l.n.&p.l-l.). Critique, c’est-à-dire théorique. Vision et ciel, mouvement et cosmos. Mais on a perdu ce ciel comme on a perdu de vue la nuit et les étoiles : vieilles lunes et vieux démons morts dans la lumière des néons.

Ce qui s’est dit en 1798 (Athenaeum), c’est ce qui s’est redit en 1968 (Comité étudiants-écrivains), en 1999 (Tiqqun), ce qui peut se répéter et se transformer une nouvelle fois, sous d’autres configurations (d’autres cieux aussi, désidérés) ce sont ces œuvres sans œuvre, sans auteur, de cette parole qui vient.

La critique comme reprise et comme déprise.

Reprise et réparation, reprise et transformation.

Déprise du sujet, déprise du temps, intempestif présent.

Notre besoin de révolution n’est plus romantique — il est cosmologique. Il est aussi critique. Critique à tous points de vue.

Du point de vue de l’urgence mais aussi de la pensée. En même temps. Et de la pensée dans la lecture.

La lecture et la critique, opératiques oniriques du changement.

D’un changement de regard, d’une poétique du regard, de l’attention — car c’est sûrement cela aussi la critique : une attention.

Une cosmologie de l’attention.

Le romantisme triomphant comme sympoétique, comme passion de la Terreur dans les Lettres (Les Fleurs de Tarbes), cette conception absolue de la littérature et de la communauté d’exception : c’est cela qui doit se transformer pour trouver de nouveaux modes d’intelligibilité pour notre temps de désastre, des modes d’intuition et de divination (sans dieu, juste des oiseaux qui se perdent dans le ciel). En critique aussi, faire autre chose que des essais érudits (« l’érudition est le contraire de la lecture » disait r.b.) et que des dramas de l’intellect en crise — des opérations de métamorphose, des créations de pensées et de nouvelles valeurs.

En cela la lecture est une « révolution de l’amitié ». Anagnostes, esclaves de la lenteur du lire, « depuis des siècles nous nous intéressons démesurément à l’auteur et pas du tout au lecteur » (r.b.). Nous voulons cette lenteur et cette urgence, ces stases-secondes, ces univers multipliés qui se donnent dans la lecture comme une expérience autre qu’esthétique. Expérience-limite aussi. Grand Jeu. Grande Ourse. Nous ne voulons pas lire, nous voulons être lus, l’œil renversé, au-delà de toute lecture projective.

Zeugen. Zeugma. Zeignis.

Forme de signes en éclairs.

Ne pas faire des images — mystère de nommer la parole dans son ébranlement.

La parole nous vient toujours d’ailleurs.

Critique-extra-terrestre.

Parlant par voix.

À travers un cosmos de texte.

Fulgurant de tous les côtés du temps.

Critiquer c’est ouvrir le texte à l’avenir.

À d’autres ciels encore, toujours.

À des battements de cils sous les paupières de notre imagination.

Car on ne fait pas de la critique sans une idée de la littérature.

Sans une théorie. Une critique.

Autre chose qu’un champ de bataille intellectuel. Don de prophétie qui ignore le reste du monde parce qu’il s’adresse à un à venir qui ne le/la concerne plus. « Rien n’est plus poétique que le souvenir et l’anticipation ou la représentation de l’avenir », disait n.

Chaque critique doit inventer la littérature.

Doit se faire un ciel, des soleils, des orages.

Chaque texte doit réinventer la littérature ou n’est que bavardage (quoique de cette parole errante, de rumeur excessive il faille aussi parler, dans ses contours collants à l’époque, à ses sudations sauvages, à ses odeurs moribondes).

Critiquer c’est ouvrir le texte à l’avenir.

Parler de ce mouvement qui se déporte en avant de soi. Parler de cette fuite perpétuelle du texte ne cessant de se métamorphoser en des corps nouveaux. Alors critiquer est la suite de ces métamorphoses que l’on espère retirées de toute violence, poétique de l’étoile nous venant non du passé immémorial, mais des distances instantanées dans l’intuition d’un dire à venir.

Zeugen. Zeugma. Zeignis.

Forme de signes en éclairs.

De l’écoute à l’entente : l’attention de l’amitié, de la lecture.

Parole critique : relever les contradictions non comme des défaillances, mais comme des promesses de bifurcations. La critique finit par l’outre-littérature, par parler de ce qui un peu plus pourrait la regarder : le vécu. Peut-être partageons-nous en lisant une expérience d’une simplicité vertigineuse. Même sans connaître le latin, viens t’asseoir à côté de toi, écoute les contradictions, les tangences, les dédoublements, sois aussi pluriel que si tu n’existais pas. En dépit de nos grands mots, on finit à la seconde où tout commence : on fixe des vertiges, similaires sans être singuliers. Et toi, ça change quoi chez celui que tu n’es pas tout à fait ?

Disjonction critique. Par substitution, simultanément (tant c’est — au moins — le dédoublement de personnalité qui ici se cherche des stases-secondes, immédiates comme une intenable proposition), nous sommes aussi infiniment terre à terre. Critiques d’Ancien Régime. Concrets parfois même concrets comme le vécu auquel on n’échappe pas. Idiots, incertains, glissants, spiralaires tant toute innovation est retour. Lire c’est se demander, sans fin, quel ami serait l’auteur pour Toi. Des masques peut-être où pourtant se projettent tant d’aspirations. Un visage (e.l.), la possibilité d’un silence, d’une amitié, d’une écoute de l’absent que nous sommes. Alors dans cette rencontre manquée, chargée comme l’amitié des fantômes de ce qui aurait pu avoir lieu sous son nom, on se fait des idées. Dans ces disjonctions, l’amitié dit l’idée de littérature par la conception de son incontinuité (p.c.2)

Échapper alors à la déploration. Idiots, on veut une amitié au présent. Une façon, comme l’amour qui sait, de vivre dans l’écart. Désormais, s’écarter de l’importune nostalgie pour une époque où le critique était engagé et pourquoi pas efficace tant qu’on y est. Une critique radicalement contestataire serait celle qui fasse amitié avec cette sentence, avec ses échappées, de l.t. : « le pouvoir est vacant et chacun veillera, désormais, à ce qu’il le reste. » Par contamination, nous espérons transmettre cette vacance du pouvoir qui contraint à déconstruire, à désidentifier. Te voilà bombardé critique, refais le chemin. Si tu veux, on t’accompagne. Sinon, la solitude, belle illusion, c’est bien aussi.

11 — S’il ne fallait se taire

Si encore il faut écrire à quoi ressemble cette critique en guise d’amitié, il nous faut parler autrement de communauté et de révolution, lourdes des charniers du 20e siècle. Inventer à chaque fois l’essai littéraire en se demandant de quoi il est capable : de quelles transformations la critique et la fiction sont-elles capables, de quels nouveaux agencements à partir des mêmes composants composant le réel ?

Le 21e siècle appelle à redonner des images et des désirs pour ces transformations. Adelphité de la critique. Peut-être dans ce neutre qui la soustrait au couplage amitié/amour pour accomplir une neutralisation où il faut repenser ce lien de désœuvrement à l’œuvre dans la critique. Prenant aussi en considération ce que la critique met en valeur implicitement : part des autrices, présence ou absence des petites maisons d’édition, système et champ sociologique de la littérature , mais en faveur de l’horizon d’une pensée du neutre. Le neutre de r.b. comme ce qui conteste l’idéologie et revendique les paradoxes. Force faible de la critique pour changer nos représentations.

Lisant et critiquant, faisant notre Sabbat et notre Camarilla en guise de proximité distante, façon de détourner le vocabulaire et l’imaginaire, de former dans la nuit une association coupable de vampires solitaires (p.q.) mais symbiotiques, bactéries passant le code phagocyté des citations dans un nouvel organisme. « Communication par contamination » « on ne veut plus d’histoire unilatérale. On veut alternatives et changements, variations et coïncidences. Des motifs, des couleurs, des glissements et des substitutions » (m.v.) : en un mot, onirocritique, glissement et substitution, Théorie des MultiRêves (j-p.c.).

Critique et kinship (d.h.) pour être autre chose qu’une parentèle avec les autrices et les auteurs, mais de ce qui est sans commun, car profondément dissymétrique et voulant cet alter non ego, irréductible. Quelque chose de la sympathie universelle, sans retour. Des liens invisibles, dans l’invisible.

つづく…

Faire attention, façon de ne pas se limiter. Au risque de se répéter, la critique est l’écoute de nos contradictions. Expression de tout ce à quoi, sans y échapper, nous ne saurons renoncer. La critique ? prêter attention à cette certitude: un autre que moi, trop coincé dans mes déterminismes sociaux, saura dire la part qui échappe, se soustrait pour ne pas souscrire. « L’identité ne se résume pas à ce que nous sommes, comment nous vivons, en quoi nous croyons. Mieux qu’une nationalité, une profession, une opinion, nous habite une horde mouvante venue d’une incontinuité des profondeurs. » (p.c.2) Par peur, prudences et silences, c’est à cette horde que nous prêtons amicale attention.

D’autres liens et correspondances : de . Une autre lecture, toujours, est possible.


  1. Ce qui se pense ici reste une autre forme, ardente, amicale, d’essai dans son engagement le plus absolu : une redéfinition de celui qui s’y écrit. Essai comme une enquête, dire les frontières pour accueillir tous ceux qui les outrepassent, y disparaissent aussi. Les spectres comme autre régime du réel, sans abstraction. Hommage à m.c. qui donne tout son sens à l’hospitalité sans condition qui, seule, fait signe vers le réel. ↩︎