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Spectres de Kafka

Spectres de Kafka
Le texte à pirater.
Le zine à brûler.

Il paraît, aujourd’hui, impossible de ne pas parler de politique ; il semble pratiquement impossible d’en dire autre chose que le détachement, l’impuissance. Il est impossible, aujourd’hui, de parler de Franz Kafka ; on le doit. Facile paradoxe, on le veut sans refuge. Des brisures & des inachèvements où inventer Kafka — obstinée volonté de non-appartenance.

On se déplace dans un intenable en deçà du commentaire. On pastiche, par athéisme, les manières dont les paraboles talmudiques font de l’herméneutique un acte, de la dissociation dialogique un instant de la compréhension. Avant que cet équilibre, ce repos, ne redevienne inacceptable. Une manière d’interpréter l’essentiel des intrigues des fragments dont les romans de Kafka sont constitués.

Maintenant, dans notre idiotie, quelles interprétations peut-on encore en faire entendre pour y écouter, hallucination fatiguée, une vision politique pour notre maintenant ?

Athéisme : intranquille inachèvement. De ses récits, Kafka omet la fin, rend patent la désormais impossibilité de finir un roman, de l’enfermer dans une Loi qui, dans la sanction, trouverait sa finalité. On veut, pour aujourd’hui, une politique qui sans trêve réactualise les contre-jours, les contestations, d’une perpétuelle interprétation de cette vacance de Loi où se débattent ses protagonistes. Une vision fantastique, douteuse, d’un personnage qui toujours précipite son déplacement, son absence de place.

Jamais, dans n’importe quelle société, tu n’auras ta place. Serait-ce cela l’intuition politique de Kafka ? À chacun d’en tirer l’intenable interprétation. Athéisme.

Les différents fragments des romans de Kafka, l’implosion d’une linéarité romanesque qu’ils imposent, fomenteraient (chaque société idéale, révolutionnaire, fomenterait ainsi son renversement) la distanciation de ce qui jamais, précisément par son évidence visuelle, ne se veut unilatéral.

De Kafka, aujourd’hui, on réclame le concret. Les échos d’un fragment l’autre : « le cirque d’Oklahama » en regard de « Dans la cathédrale ». D’une intraduisible, sans traces, disparition comme l’indique le titre du roman américain de Kafka : s’il dessine un individu politique ce serait celui, sans exemplarité, qui part sans laisser ni trace ni fin, qui fait du citoyen un spectre sans élection, un revenant qui hante l’impossible bonne conscience de toute société stabilisée. On confie tout ceci comme un doute, une pensée inachevée.

À l’évidence, tant c’est cela que met en jeu la prose de Kafka, cette pensée de la non-appartenance ne nous appartient pas, elle est sans possible possession. Nous sommes spectres par lancinant scepticisme, interprétations, arguties dont un instant se réclamer comme pour mieux, le suivant, en être chassés. Effacé reflet de ce qui anime chaque personnage de Kafka.

Mettre ainsi en scène les vestiges d’une croyance, exaspérer la dérisoire possibilité d’y croire encore : illustration concrète de l’impossibilité de proposer une interprétation nouvelle de Kafka. Se confondre alors avec l’infinité de celles existantes. La question politique que pose Kafka serait le rapport que notre contemporain entretient avec la difficile liberté, l’impossible & nécessaire émancipation qu’il met, littéralement, corporellement & cocassement, à l’épreuve dans ses récits fragmentés.

Le tribunal était attiré par la faute, d’où il résultait que la salle d’instruction ne pouvait manquer de donner sur l’escalier que K. choisissait au hasard.

Question de lieu, de fantômes : faire revenir le spectre du judaïsme dans une église — « Dans la cathédrale », le célèbre chapitre en fragments du Procès — semble aussi fantastiquement burlesque — grinçante incarnation à laquelle on ne saurait s’abstraire — que de laisser apparaître l’impossible d’une citée céleste dans le cirque terminal d’Amerika. Dans l’arbitraire coïncidence de ces deux lieux, une lecture politique de Kafka serait spectral déplacement de sens : une tangence d’inquiétude & de scepticisme, la sidération que susciterait la survenue d’un fantôme auquel on ne croit pas entièrement, le doute que pourtant on partage face à l’évidence, jusqu’au burlesque donc, du flottement où nous laisse cette apparition.

Exacte & incertaine incarnation du lien, douteux & patent, qui unit Kafka à ses personnages. Une suggestion où encore — toujours dans l’erreur, dans l’impossibilité désormais de la faute qui nous situerait — en laisser entendre les significatives discordances. Musique chaotique jouée, comme l’auteur lui-même, par un non-musicien, un athée qui se moque et, ainsi, aspire à l’improbable présence de Dieu dans un contradictoire, juif, dialogue interprétatif. Ce soupçon de remords qui, peut-être, agite les fantômes.

Le Messie ne viendra que lorsqu’il ne sera plus nécessaire, il ne viendra qu’un jour après son arrivée, il ne viendra pas au dernier, mais au tout dernier jour.

Karl Rossman, arrivé à ce qui ne saurait être le terme de son périple, dans l’inexistant Okhlahama, dans un cirque dans la pantomime résiste à toute interprétation définitive, usurpant la place d’une jeune fille, souffle dans une trompette l’impossible bonne nouvelle devenue aussi discordante qu’inintelligible. Plus personne n’écoute, n’espère, ne croit aux fantômes, aux messies ; chacun est trop occupé à trouver sa place qui dans ce cirque est promise pour tous, pour personne.

Pour aujourd’hui, dans un volontaire, anachronique & fantomal, décalage, Kafka propose outre ses spéculations sur l’élection, une radicale mise à la question de l’ambition qui en serait une burlesque, inquiète, caricature. Nous voilà réduits, comme ses protagonistes, à nous leurrer sur notre place, notre position sociale.

Osons, communisme de Kafka : nous sommes tous des exilés, personne n’a sa place, faisons secrète société à partir de cette radicale non-appartenance. Soyons, sceptiques, spectres, ne nous laissons pas appréhender dans une fonction durablement définie, par l’importance, le sens, qu’autrui lui prêterait. Vivons le cauchemar comique qui sans cesse nous chasse.

Soyons, tel Kafka, fragmentairement inachevés, pure distanciation à cette mise en récit de Soi dans laquelle nous ne devrions reconnaître que le flottement, le rejet passionné de discours & de diktat qui point nous définissent, dessinent des bribes & des fantômes. Une sidérante non-appartenance aux mythes, aux peurs, aux croyances collectives dont, au passé, l’interprétation, la mise en discussion donneraient une concrète incarnation.

Dans la cathédrale, Joseph K. rencontre — dans un fragment qui viendrait contredire la fin déjà écrite, sanctionnée, du Procès — un religieux au statut incertain, intraduisible. Ce prophète, peut-être pour rire, sans doute arrivé trop tard, dans ce retard qui est cette mécompréhension perpétuelle au centre des fragments kafkaïens, cet aumônier des prisonniers, sans statut social, ne pouvant donc en donner un à Joseph K., met en discussion, en dialectique, entre aspiration à la soumission & contestation, une allégorie talmudique sur celui venu d’ailleurs, de la campagne, qui, ne connaissant rien à la loi hébraïque, croit pouvoir, y parvient dans certaines lectures, la remettre en cause.

Chaque société, suggère pour maintenant Kafka, pourrait se fonder sur cet amalgame, cette alternance, pour ne pas dire cette dialectique du maître & de l’esclave, entre celui qui se croit le gardé & celui qui se pense le gardien, celui reconnu pour son savoir & celui qui l’interroge, ne cesse de demander ce qui devrait être gardé. Absence plurivoque, incertaine, dont nous semblons les spectres, miroirs des messagers du Château, dont la fantomale fonction n’existe que par la croyance, son partage en dialogue, que parfois, à l’ombre du doute & du burlesque, on lui accorde. Soyons seulement arpenteurs, hantés par une herméneutique politique.

K. ne cessa pas d’avoir le sentiment qu’il s’égarait ou qu’il était parti loin dans l’inconnu, plus loin qu’aucun humain n’était jamais parti avant lui, dans une terre lointaine où même l’air ne possédait aucun des comportements de l’air natal, où l’on ne pouvait qu’étouffer d’étrangeté et dans les séductions insensées de laquelle on ne pouvait malgré tout rien faire d’autre que continuer à avancer, continuer à s’égarer.

Dans un geste fantastiquement politique, écrire pour n’être pas là. Jamais très loin, cependant. Unheimlich. Proximité d’une extériorité ironique, inachevée & intranquille, pour figurer l’acuité cauchemardesque d’un regard social. Kafka outrepasse la prophétique projection paperassière, Kanzleipapier. Peut-être seulement comme un reflet de cette inquiète impuissance avec laquelle on traverse cet étrange, forcément, moment politique, on y lit l’insoutenable disparition du rêve collectif de l’ailleurs, la figuration d’un irrécupérable étranger. Ceux qui arrivent trop tard, en sont rejetés, le construisent de leur sueur, suggère Amerika, fomentent le mirage de l’american way of life.

À l’écart d’une véritable théorie politique, dans le fragment qui en réfute la systématisation, Kafka confie le concret d’une expérience du déplacement, dans ses grincements & inadaptations, il saisit la contondante banalité de l’oppression. S’abstraire de toute idéalisation de la pauvreté, montrer que tout regard sur elle la traverse dans une momentanée usurpation d’identité puisque telle serait la moins imparfaite de nos figurations sociales. Incertitude, ironie, biffure presque de ce qui est peut-être une coquille corrigée par l’encombrant Max Brod : juste avant sa disparition dans un prophétique train, Karl se nomme lui-même Negro. Suspendons l’interprétation pour mieux souligner la manière dont ce roman décrit l’émancipatrice errance d’une soustraction à l’oppression familiale, à cet oncle capitaliste achevé, à cet esclavagisme subalterne de l’hôtel Occidental…

Identification, usurpation, intraduisible métamorphose. Révélation en retard, toujours à reprendre. Agent commercial que sa cauchemardesque immobilité renvoie à notre fondamentale absence de statut social, Gregor Samsa est transformé en vermine, littéralement, en allemand, ce que l’on peut, devrait donc presque, écraser sous son pied. Arpenteur sans appel, K. transite dans la précarité financière, dans cette fragilité d’une identité sociale dont Kafka sans cesse rappelle la fugacité, interroge la pulvérulente absence de bien-fondé. Joseph K., lui, est fondé de pouvoir : coupable par représentation, fautif d’avoir cru se fondre dans une reconnaissance par ambition, par une parodie d’élection seulement sociale. Peut-être projettent-ils, maintenant, sur nous cette ombre de mauvaise conscience qui dessine ce que l’on prend, dans un trompe-l’œil, un discours idéologique, pour notre place dans l’absurdité sociale.

C’est trop, ce trop ne peut pas être atteint. C’est comme si quelqu’un était prisonnier et avait non seulement l’intention de s’évader, ce qui serait peut-être possible, mais aussi et en même temps, l’intention de transformer la prison en gentilhommière à son usage. Or s’il s’évade, il ne peut pas faire de transformation, et s’il entreprend des transformations, il ne peut pas s’évader.

Au mieux, nous sommes sympathiques pantins par mimétique confusion. Douteuse identification à l’indéniable plaisir romanesque auquel livrent les romans de Kafka. Pas plus qu’il ne se reconnaît fatalement, entièrement, dans ses personnages, on ne se retrouve dans ses différents anti-héros. Une sorte de distance, cent ans.

Alors, au-delà des surinterprétations, dialogues & contestations, arguties & pilpouls, que font entendre les fragments kafkaïens, d’une manière assez canonique, on y lit une mise à la question — pratique politique s’il en est — de l’impossibilité, de la nécessité, d’une justice. Ou plutôt, jamais achevé puisque l’on ne peut entièrement s’en réclamer, qu’il n’appartient que comme un mauvais rêve : un désir inassouvi de sanction, une traduction de la Loi secrète, peut-être pure interprétation de son anarchiste absence enfin loisible, qui fomenterait, sans les régir, nos sociétés. Au souhait de s’y soustraire s’ajoute la volonté, définitive disparition, de se soumettre à sa grandeur, son sens, sans cesse repoussés. Pour maintenant, il faudrait figurer les cauchemardesques, prophétiques & contestataires, ressorts. Croire y échapper, affronter, comme on transite d’un fragment l’autre, cette définitive absence de sanction dans laquelle on se débat.

Cependant, ne pas réduire la politique à ses problématiques aspects concrets. Le roman, quand il pense par scène, lui, sait le faire. L’hypothèse est aussi fantastique que n’importe quelle interprétation : si Franz Kafka véhicule une politique, une fois encore elle paraît passer également par un refus de la linéarité, une manière de s’abstraire de l’autorité par une stricte, hasardeuse, athée, rétractation de la paternité. On touche d’ailleurs ici à l’impossibilité de parler de Kafka. On ne saurait réduire son œuvre à la si désespérément lucide protestation, à l’examen de conscience qu’obligerait une culpabilité toujours en procès, de La Lettre au père. On ne saurait, non plus, en faire l’économie.

Il persiste alors cette nécessaire précision : le flottement fantomal des fragments de Kafka ne conduit à nulle résignation, à refuser engagement & lutte ou à une sorte de terrorisée acceptation. Peut-être n’avoir aucune place, contester la possibilité même d’en avoir une, ne revient pas (ou pas seulement) à s’absenter du monde, mais à sans fin, qui sait, esquisser des façons de maintenir l’effarante vacance de tout pouvoir.