en feuilletant l’herbier d’Anaïs Tondeur, Tchernobyl herbarium, composé de radiogrammes de plantes cueillies à l’intérieur de la zone d’exclusion de la centrale — ces images très troublantes parce qu’elles ne sont pas des photographies, mais comme du temps de Nicéphore Niépce, des images de contact, agissant dans le cas présent par l’action des isotopes radioactifs assimilés au sein de la plante qui, par la force des événements, a absorbé et restitue visiblement (cela fait sens) le contaminant radioactif déposé dans le sol, faisant voir par sa propre lumière interne le devenir de la catastrophe.
en feuilletant ce livre halluciné (— où cette autre lumière qu’est la radioactivité permet de révéler la chair mutée des organismes, à la manière de ces images médicales que les médecins osent appeler « images » alors qu’elles ne sont que le pauvre calcul d’un algorithme de reconstitution)
il y a dans ce livre que je feuilletais une proposition, une définition peut-être, de ce qui constitue « en propre » un événement, — et Michael Marder, le philosophe, dit à peu près ceci : l’événement « c’est ce qui a lieu comme s’il n’avait pas lieu », et tandis que refermant pour un instant les empreintes scintillantes des plantes contaminées formant un florilège d’images uniques ayant la puissance affective des reliques, tandis que je fermai le livre, la phrase de Marder insistait et ne me quittait pas malgré —
malgré le procédé dialectique dont elle use, consistant à nier l’essence de la locution verbale antéposée pour faire miroiter une formule obscure et agrandie, malgré cela, malgré, disons un certain scepticisme quant au langage, j’emportai avec moi cette proposition, je la semai dans mon esprit, je l’enfouis, et puis naturellement, très vite je l’oubliai.
et soudain l’aventure ou l’étrange tentative d’herbier que Rousseau constitua dans sa fuite me revint en mémoire, Jean-Jacques persécuté par la vindicte et l’humaine méchanceté allant chercher davantage de solitude en l’île Saint-Pierre, davantage de solitude en s’ouvrant à la compagnie des herbes.
l’herbier de Rousseau n’était rien de moins que l’amorce du recensement exhaustif de la flore petri insularis, c’est-à-dire, selon une logique propre à tout herbier, l’examen à des fins classificatoires d’individus déracinés ou sectionnés, hautement décontextualisés et acquérant par voie d’exemplarité la signification de se montrer conciliant avec le goût de l’ordre qui à tout veut une place, ainsi l’herbier passe-t-il la spontanéité foisonnante d’une île au crible de la méthode.
et tandis donc que je songeais à l’effort de systématisation qui hante l’esprit occidental, à cette pulsion catégorique de la raison rationnelle — et tandis que j’y songeais, j’arpentais un de ces trottoirs inutiles entre ville et campagne qui ne mènent nulle part ou vous raccompagnent à votre point de départ, observant les herbes perçant la croûte d’asphalte, si dignes et pourtant si dépourvues de personnalité qu’on ne les voit pas.
des plantes auxquelles la nomenclature dérivée du système de Linné et désormais universellement adoptée donne volontiers l’épithète spécifique de communis, simplex, vulgaris, ou encore trivialis, le choix de l’adjectif signalant (si l’on n’avait pas compris) que jamais aucun classement, description, ni système de signes ne sont neutres — et penché dessus je tentai de les regarder.
à la vérité, je ne pensai nullement à Rousseau ni à Linné, j’étais seulement sorti poussé par l’angoisse vespérale, le serrement qui m’étreint chaque fois que la lumière disparaît ainsi qu’elle étreint, paraît-il, les nouveau-nés, eux qui sont encore dans l’ignorance de l’alternance du jour et de la nuit, et mû par cette inquiétude familière, je tournai mes pas dehors fuyant —
fuyant une humanité dont le bruit m’accable parce qu’il indique toujours un intolérable surcroît de présence — sorti et passant devant ce vaste champ inculte, riche en pierres et abandonné à la jachère ou aux moutons, ce champ portait, à la lisière du crépuscule, montées sur de robustes tiges une mer d’assiettes blanches, comme d’étranges coupelles oscillantes et piquée (la mer) ça et là d’épis bruns, charnus, d’une consistance floconneuse, presque farineuse, et sous un ciel vide, à la fois bleu et très noir —
cela faisait une scène irréelle — je veux dire que la radicale altérité de cette scène apparaissait avec une vivacité singulièrement frappante et inattendue — altérité de formes, altérité de buts — et vraisemblablement j’ai dû me dire quelque chose comme : que ce qui avait lieu devant moi, et que ne voyaient pas les automobilistes hagards, piégés dans leurs propres phares comme dans leurs propres angoisses, ce qui était là n’était pas ce qui avait lieu, parce que la connaissance des cardères, des rumex, des mauves et autres chicorées empêchait d’avoir lieu ce qui devait avoir lieu.
les belles coupes tenaient dans le souffle du soir — les coupes tenaient miraculeusement en équilibre comme, au bout des baguettes tournoyantes de bambou, les assiettes de porcelaine blanche avec lesquelles jonglent les artistes circassiens chinois, et devant l’envoûtement procuré par cet équilibre de rêve, destiné à stupéfier d’autres yeux, sensibles à d’autres vibrations, à d’autres rayons, captivé par la blancheur en suspension de ces plateformes d’atterrissage d’une conception parfaite.
et je pensai devant cette mer de tiges coriaces qu’en distinguant l’individuel, qu’en atomisant — atomisant l’universel en myriades de grains de poussière dénombrables — pensai qu’en tenant compte de l’individu on s’excluait du tout, et je pense encore — et je n’arrive pas à faire le lien entre cette capacité de nommer le monde permettant de faire surgir dans la masse indistincte de la création l’invisible noyé dans la colle — cette ombellifère, cette oseille — d’un côté et, pour ainsi dire de l’autre, la fragmentation, l’effritement tragique de ce qui doit fatalement retourner à la poussière.
et je voudrais sans y parvenir faire le pont entre cette notion d’effritement, telle qu’elle apparaît par exemple à la lecture de Sebald, dans Les Anneaux de Saturne, entre l’effritement de la mémoire, et celui, matériel, des falaises crayeuses de la côte du Suffolk, car il y a une voie à méditer entre — entre ce sol truffé de nids d’hirondelles sur lequel l’auteur s’allonge le temps de prendre un repos, les falaises avalant les maisons bâties sur leur crête, et la mémoire, et les souvenirs, et les phrases hantées par leur propre incomplétude, et le sentiment de la mélancolie enfin.
alors je repensai au commentaire de Sebald au sujet de la gravure de Dürer, Melancolia I, où l’on voit l’ange saturnien fléchir un coude au milieu des instruments éparpillés du savoir et de l’artisanat humain, et il me revient à l’esprit que Sebald pour désigner ces instruments de la connaissance et de la technique (— compas, rabot, cadran, sablier, polyèdre, etc.), que Seblad dit : l’ange se tient assis au milieu des « instruments de la destruction » — comme si la pulsion de connaissance atomisant le tout en parties mesurables, et individuelles, et ductiles, par le moyen de ses instruments ne produisait nullement de la connaissance, mais seulement la destruction de la connaissance, comme si ce geste foncièrement catastrophique et entêté dans l’échec était la source d’une intarissable mélancolie.
remarquant que penser la catastrophe en termes d’effritement, d’érosion, de disparition était devenu inopérant en l’espace de seulement vingt ans puisque la disparition (— des espèces, des fleurs, de tout ce qui remplit le ciel, la mer et la terre) a lieu exactement comme si elle n’avait pas lieu.
je cheminais sur le trottoir où les rayons du soir, en rasant la terre, détouraient les arcs, les flûtes, les bols floraux et transformaient ainsi en théâtre exubérant ce champ inculte et caillouteux dont le nom même, m’avait révélé un jour, je m’en souvins en un éclair, l’agriculteur au détour d’une discussion qui s’était avérée pénible au regard de l’incompréhension réciproque qui nous séparait, moi le flâneur, lui le laboureur, occupé à conduire dans ce pré ses moutons parce qu’étaient épuisées leurs maigres réserves de fourrage, le nom même du pré évoquait un amas de pierres stériles, — je cheminais, les idées éparses, en ayant la triste impression de me trouver sur le chemin d’un exil immobile où, inexorablement, sécheresse après sécheresse, la vie se désolidariserait de ses propres soutiens.
les herbes étaient sèches, cassantes, armées de sabres, d’épines aiguës et formaient un broussailleux maquis, et repensant à la forêt rousse de Tchernobyl brûlée par l’action invisible du feu atomique et dont j’avais appris en lisant La Supplication que les fûts ne se décomposaient plus, faute d’organismes vivants, de champignons pour le faire, restant pétrifiés debout pour l’éternité sans que puisse se réamorcer le cycle de la vie, et qui furent enfouis au bulldozer sous la terre, comme fut enfouie la terre elle-même qui portait ces arbres —
repensant à Tchernobyl, je songeai que certaines choses arrivaient dont l’expérience manquait cruellement.
et naturellement ce dont on n’a pas l’expérience, c’est comme si — alors même qu’il y aurait à essayer tellement de manières de rester debout, et tellement de manières de tomber, et ce n’est, je crois, ni par manque, ni par défaut, d’imagination ou de sensation, ni par nihilisme, c’est juste que tu ne peux pas.
ou peut-être, comme le pensait Benjamin, quelque chose s’est-il historiquement brisé au début du XXe siècle quant au désir commun, quant au fait de pouvoir relater, d’inventer à l’expérience une forme et finalement de la représenter, nous nous serions « appauvris en expérience communicable ».
il est des épreuves au demeurant, pensai-je en avançant dans le crépuscule pesant, il est des épreuves dont la consistance échappe d’emblée — encore que nous soyons désormais restreints, que nous ne sachions plus ni raconter ni faire d’images qui ne soient pas de piètres reconstitutions, si bien que tout désormais se tient sous nos yeux, exactement là et parfaitement sec, insignifiant.
et pendant que j’avançais en affrontant les phares éberlués des automobilistes rasant le pavé, je baissai les yeux, le cœur agité, songeant que les épis dressés, jaillis de leur fabuleuse nécessité, existaient peut-être à la façon des idées dans le champ de l’esprit ou quelque chose de cet ordre — aussitôt cela me parut conceptuellement pauvre, sec, insignifiant, et je crois que j’aurais aimé plus que tout le reste à ce moment-là, marchant sur ce trottoir-là, à cette heure-là, à vrai dire je crois, et c’est triste, que j’aurais aimé marcher en compagnie.
et sur le seuil où me reconduisirent mes pas, où je fis entrer la tristesse, je me demandai de quoi au juste pareille tristesse était tissée, et si ce sentiment ne présentait pas quelque parenté avec la mélancolie de l’ange, regard vide, épuisé, parmi l’opulence des moyens de comprendre, tandis que son ciel traversé par une puissante comète aussi éblouissante, aussi insignifiante, aussi menaçante qu’un feu de Mercedes — le regard vide devant ce chaos de sens et de non-sens, incapable de savoir si l’apocalypse a eu, ou va avoir lieu puisque c’est comme si — et finalement seul le chien roulé en boule, assoupi aux pieds de son compagnon semble fidèle à son instinct.
l’image de ce chien roulé en boule aux pieds de son compagnon désorienté et las, faisant défection à — à quoi ? la recherche du salut ? cette image m’accompagna un temps, puis franchissant le seuil, une autre pensée fleurit, la pensée que cette fidélité exprimait aussi l’extrême désarroi de l’être venu se placer (sans qu’il en eût conscience) sous la garde de cet ange destructeur — puis songeant à Blanqui qui, du fond de son cachot, se voyait à perpétuité, debout pour l’éternité sur d’autres astres, d’autres comètes, se voyait rejouer toutes les variations de sa vie à l’identique, du fond de cette solitude cosmique, comment ne pas céder en effet à l’évidence, se coucher aux pieds de sa déesse, tristesse, et ne plus bouger.
Les photographies sont de Bernard Bourrit.