ERR0R

Sainte Toulmonde la pauvre

Sainte Toulmonde la pauvre
Le texte à pirater.
Le zine à brûler.

14 avril 1921 - 21 mars 2023 : généalogie d’un possible printemps

« Marchons, marchons ! »

C’était à Paris, le 21 mars 2023, la veille au soir, quelques minutes après le passage d’un fragment de cortège spontané qui venait de quitter la place Vauban pour se rendre dieu sait où, au diable, peut-être, entre incendies miniatures et stupéfaction générale, l’ambiance était étrange sur le boulevard. Au milieu des véhicules qui tentaient de se frayer un chemin dans ce chaos microscopique, de braves gens tâchaient de ramasser ce qui traînait là, renversé, éventré, et puis d’éteindre les petits feux nauséabonds qui s’étaient déclarés en attendant l’arrivée prochaine des pompiers. Sur le trottoir, indifférents au désastre d’une ville couverte d’ordures, où la saleté le dispute à la pauvreté, étrangers aux événements nouveaux qui avaient pourtant lieu partout autour d’eux, des clients de bar descendaient leur lénifiante pinte d’afterwork. À la télévision, l’étonnement n’était pas moins frappant : parallèlement aux discours absurdes qui tentaient d’expliquer quelque chose qui, par nécessité, s’efforçait d’échapper aux concepts banals que mobilise pour se rassurer une élite vaine et à court d’idées, on montrait les images de ces manifestants, formant sortes de cortèges fantômes dont personne ne savait où ils pouvaient bien aller. Tout ce que l’on pouvait dire, c’est qu’ils avaient l’air jeunes, qu’ils marchaient vite et ne semblaient pas suivre d’itinéraire précis. Indétermination qui, si on avait eu quelque idée de ce qui peut bien se mettre en œuvre quand on s’aventure à traverser l’espace public librement, aurait pu éclairer les bonnes consciences, mais non : comme toujours, la lumière resta éteinte.

Pourtant, la déambulation spontanée, sans but, a une histoire, assez bien connue d’ailleurs, et qu’on peut faire remonter au flâneur baudelairien se promenant dans le Paris du XIXe siècle. « Observateur, flâneur, philosophe », Walter Benjamin, dans Paris, capitale du XIXe siècle, en donne la description que voici :

« Le génie de Baudelaire, qui trouve sa nourriture dans la mélancolie, est un génie allégorique. Pour la première fois chez Baudelaire, Paris devient objet de poésie lyrique. Cette poésie locale est à l’encontre de toute poésie de terroir. Le regard que le génie allégorique plonge dans la ville trahit bien plutôt le sentiment d’une profonde aliénation. C’est là le regard d’un flâneur, dont le genre de vie dissimule derrière un mirage bienfaisant la détresse des habitants futurs de nos métropoles. Le flâneur cherche un refuge dans la foule. La foule est le voile à travers lequel la ville familière se meut pour le flâneur en fantasmagorie. Cette fantasmagorie, où elle apparaît tantôt comme un paysage, tantôt comme une chambre, semble avoir inspiré par la suite le décor des grands magasins, qui mettent ainsi la flânerie même au service de leur chiffre d’affaires. Quoi qu’il en soit les grands magasins sont les derniers parages de la flânerie.

Dans la personne du flâneur l’intelligence se familiarise avec le marché. Elle s’y rend, croyant y faire un tour ; en fait c’est déjà pour trouver preneur. Dans ce stade mitoyen où elle a encore des mécènes, mais où elle commence déjà à se plier aux exigences du marché (en l’espèce du feuilleton), elle forme la bohème. À l’indétermination de sa position économique correspond l’ambiguïté de sa fonction politique. […] Le flâneur fait figure d’éclaireur sur le marché. En cette qualité il est en même temps l’explorateur de la foule. »

Ce que Benjamin fait apparaître, c’est la dualité du flâneur, à la fois éclaireur avant-gardiste qui explore le monde capitaliste en train de prendre forme sous ses yeux et figure qui annonce l’auteur qui vend son intelligence au marché comme si c’était une marchandise parmi d’autres (ceux-là mêmes en somme qui, de nos jours, sont chargés par les médias d’expliquer pour que nous nous dispensions de penser ce qui se passe sous nos yeux et que nous sommes tout à fait en mesure de voir par nous-mêmes). On sait que Benjamin a été marqué par le surréalisme, et notamment par l’ouvrage d’Aragon, Le paysan de Paris, qui joua un rôle décisif dans la genèse de son projet de Livres des passages. Cet héritage surréaliste inscrit à rebours le flâneur baudelairien dans une histoire qui en fait le précurseur des déambulations qui eurent lieu à Paris au début des années 1920 et tout au long du XXe siècle ensuite. De ce premier temps qui va de Dada aux surréalistes, deux dates sont à retenir. Tout d’abord, le 14 avril 1921, à trois heures précises de l’après-midi, quand un groupe formé de Jean Crotti, Georges d’Esparbès, André Breton, Jacques Rigaut, Paul Éluard, Georges Ribemont-Dessaignes, Benjamin Péret, Théodore Fraenkel, Louis Aragon, Tristan Tzara et Philippe Soupault, sortit de chez soi pour faire une singulière promenade. Voici ce qu’ils déclaraient, invitant le public à les rejoindre :

« Aujourd’hui, à 15 heures, dans le jardin de l’église St-Julien-le-Pauvre, Dada, inaugurant une série d’excursions dans Paris, invite gratuitement ses amis et adversaires à visiter avec lui les dépendances de l’église. Il ne s’agit pas d’une manifestation anticléricale comme on serait tenté de le croire, mais bien plutôt d’une nouvelle interprétation de la nature appliquée cette fois non pas à l’art, mais à la vie. »

De série d’excursions, il n’y en eut pas, il pleut, les présents pontifient, c’est un échec ; mais l’art venait de sortir dans la rue et il n’en partirait plus. Trois ans plus tard (c’est la deuxième date de notre calendrier), en mai 1924, André Breton décida d’approfondir la découverte de la vie qu’il avait faite à Paris en cette journée de printemps, et de procéder à une déambulation où le hasard, l’absence de destination, l’irréalité même de la chose qui se déroule cependant que l’on va là où l’on ne sait, seraient les seuls guides. En 1952, Breton décrira cette seconde entreprise dans les termes suivants :

« Tous alors, nous sommes d’accord pour penser qu’une grande aventure est à courir. “Lâchez tout. Partez sur les routes !” : c’est mon thème d’exhortation à cette époque. […] Mais sur quelles routes partir ? Des routes matérielles, c’est peu probable, des routes spirituelles, nous les voyions mal. Toujours est-il que ces deux sortes de routes, l’idée nous vint de les combiner. D’où une déambulation à quatre, Aragon, Morise, Vitrac, et moi, entreprise vers cette époque à partir de Blois, ville tirée au sort sur la carte.

Il est convenu que nous irons au hasard à pied, tout en devisant, ne nous permettant de crochets volontaires que ce qu’il faut pour pouvoir manger et dormir. Entreprise dont l’exécution s’avère très singulière et même semée de périls. Le voyage, prévu pour une dizaine de jours et qui sera abrégé, prend d’emblée un tour initiatique.

L’absence de tout but nous retranche très vite de la réalité, fait lever sous nos pas des phantasmes de plus en plus nombreux, de plus en plus inquiétants. L’irritation guette et même il advient, entre Aragon et Vitrac, que la violence intervienne.

Tout compte fait, exploration nullement décevante, quelle qu’ait été l’exiguïté de son rayon, parce qu’exploration aux confins de la vie éveillée et de la vie de rêve, par là on ne peut plus dans le style de nos préoccupations d’alors. » (Breton, Entretiens)

Exploration aux confins de la vie éveillée et de la vie de rêve, dit Breton, et voici que s’ouvre sous nos pas un espace impossible à parcourir autrement qu’en marchant, l’espace de la frontière même entre les choses possibles et les choses impossibles, entre la veille et le rêve, la réalité et l’utopie, ici et ailleurs, le présent et l’avenir. L’individu qui se met en marche sans but découvre quelque chose qui dépasse la pratique, la mise en œuvre de ce qu’il est en train de faire concrètement, il découvre un univers indéterminé où tout s’avère possible non en vertu d’une ontologie spéciale, mais en vertu même de ce qu’il est en train de faire, du mouvement qui est le sien, de la distance qu’il parcourt. L’absence de but à la déambulation ne réduit pas cette déambulation à néant, ne la ruine pas, au contraire, elle permet de révéler la nature de l’univers qui est le nôtre, un univers qui n’est pas figé, qui n’est pas stable, qui est tout de possibilités inexplorées explorables, de futurs qui ne demandent qu’à advenir, d’alternatives auxquelles personne n’a encore songé. « Vent de l’éventuel », comme l’écrit Breton dans Les pas perdus, la conquête de la rue dans l’ambulatoire de la marche est une utopie en actes, car la déambulation n’a pas de lieu propre, n’ayant pas de destination, elle ne va nulle part, n’est nulle part, peut être partout, s’offrir comme une vie nouvelle pour quiconque va.

Des années plus tard, quand en 1956 Guy Debord dans le no 9 des Lèvres nues critiquera la déambulation surréaliste, il sera difficile de ne pas voir dans sa propre « théorie de la dérive » une continuation de la démarche de ces ancêtres honnis :

« Une insuffisante défiance à l’égard du hasard, et son emploi idéologique toujours réactionnaire, condamnait à un échec morne la célèbre déambulation sans but tentée en 1923 par quatre surréalistes à partir d’une ville tirée au sort : l’errance en rase campagne est évidemment déprimante, et les interventions du hasard y sont plus pauvres que jamais. […] Aux antipodes de ces aberrations, le caractère principalement urbain de la dérive, au contact des centres de possibilités et de significations que sont les grandes villes transformées par l’industrie, répondrait plutôt à la phrase de Marx : “Les hommes ne peuvent rien voir autour d’eux qui ne soit leur visage, tout leur parle d’eux-mêmes. Leur paysage même est animé.” »

Si riche que soit cette dérive en ce qu’elle révèle l’impensé de la ville, fait apparaître une géographie invisible sur la carte, laquelle émerge et se rend manifeste uniquement quand on arpente la ville non pour en faire le relevé géographique, mais pour la penser, la sentir, la vivre comme un psychogéographe, Debord y pose toutefois une limite qui a trait au nombre de participants :

« Au-dessus de quatre ou cinq participants, le caractère propre à la dérive décroît rapidement, et en tout cas il est impossible de dépasser la dizaine sans que la dérive ne se fragmente en plusieurs dérives menées simultanément. »

Or, quiconque aura pris le temps de marcher avec Stalker, le groupe cofondé par l’architecte et théoricien romain, Francesco Careri, sait au contraire que le nombre n’est pas un obstacle. Si les interventions de Stalker dans la ville ne sont pas à proprement parler « des dérives », il n’en demeure pas moins que le nombre n’est pas une limite en soi à la possibilité de l’expérience commune que peut devenir la marche. En vérité, on ne marche jamais seul. Symboliquement, comme le montre cette généalogie sommaire de la déambulation urbaine, nous sommes précédés, nous marchons toujours dans des pas qui nous précèdent, les pas des flâneurs, des surréalistes, des situationnistes, des activistes qui ont fait de la ville leur terrain d’enquête, d’exploration et d’expérimentation. Et ainsi, mettant nos pas dans les pas des autres, rien n’empêche que d’autres mettent leurs pas dans les nôtres, que la ville devienne ce grand tracé impromptu de tous les pas qui y vont, qui y passent, qui cherchent par leur mouvement à eux, sans autre force que celle de leur propre corps, à découvrir quelque chose, à faire apparaître quelque chose, à manifester quelque chose.

Quant à ce hasard, frappé de doute et sur lequel Debord semble même jeter l’anathème de la réaction, ne nous semble-t-il pas désormais une des rares façons, sinon la seule, d’échapper au contrôle généralisé, à l’enrégimentement de toute initiative, à la récupération de tout mouvement, au rachat de toute utopie par le marché ?

Qu’est-ce, au fond, que la spontanéité sinon cette ouverture à l’imprévu, cette possibilité de rompre avec tout parcours délimité pour que le bas-côté cesse de l’être, qu’il devienne le haut-côté, le aux-côtés ? Au-delà des poubelles renversées et brûlées, ce qui saute aux yeux dans les manifestations nocturnes de la nuit du 20 au 21 mars 2023, c’est que les piétons quittent le trottoir pour occuper la chaussée : ce ne sont plus les véhicules qui occupent le maximum d’espace, ce sont les gens, qui semblent trouver dans cette façon de manifester une façon aussi de reprendre l’espace qui est le leur, de reconquérir tout un pan de la ville qui leur est défendu, interdit, qui les menace. Le piéton qui, par la force du nombre, fût-il relativement petit, n’ayant plus peur de descendre du trottoir, s’approprie l’espace dont, au sein même de l’espace public, il est privé, littéralement s’aventure, fait une expérience à nulle autre pareille, l’expérience de l’union du moi à l’univers, à tout le monde.

Toute la vie sociale est clivée au sens où le clivage est au fondement même de la vie sociale — « Ceci est à moi qui n’est pas à toi », ou comme l’écrivait Rousseau dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité entre les hommes : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne. » —, et la déambulation au hasard, libérant l’espace de sa privatisation infinie, en finit avec ce clivage, non par la réconciliation, mais par la conquête d’une aventure jamais faite auparavant. Révéler la ville, révéler la rue, marcher dans Paris la nuit sans limitation ni but, qu’est-ce sinon ouvrir grand la possibilité de mettre en œuvre l’utopie ? Ce qu’il manque ainsi au mouvement, ce n’est pas une conscience — une conscience politique, une conscience de classe, une conscience de soi —, en fait, le mouvement a encore trop de conscience, la marche est encore trop encadrée, le parcours délimité, les autorisations déposées, la marche a encore trop de conscience. Il faut que la marche cesse de demander la permission et qu’ainsi, libre, imprévisible, entraînante, indéterminée, elle s’ouvre à tout le monde, il faut qu’elle emmène tout le monde avec elle parce que le monde n’est pas une franchise privatisée, le monde est à tout le monde. Marcher, répliquera-t-on, ce n’est cela qui va changer la vie, non, mais c’est un premier pas.



Ce texte, qui doit à peu près tout à l’ouvrage de Francesco Careri, Walkscapes. La marche comme pratique esthétique, et à mes discussions avec Rodhlann Jornod, s’inscrit dans le cadre d’un travail d’écriture plus vaste qui s’intitule, faute pour l’instant d’une idée plus originale, projet Paris.

L’image originale de couverture, photographie de la bataille de Seattle de 1999, est de J. Narrin. L’image dérivée est de AAA. L’image du monde est une dérive du monde lui-même. Brûlons l’image, puis le monde.