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Ruissellements Γ

Ruissellements Γ
Le texte à pirater.
Le zine à brûler.

Imagine une vie sans rien dedans
sans peine ni haine ni rien dedans
c’est vrai
combien de vies perdues de ces vies perdues dans la mienne
combien de vies perdues à écouter les voix
des bouches qui n’ont rien à dire
dont le creux est éternel
et que ne remplit jamais que le réel amer
d’un mur de pierres
quand il s’écroule ?
une vie sans rien dedans
sans peine ni haine ni rien dedans
un cri peut-être
d’amour certes
cette nuit un peu avant deux heures du matin
quand je me suis couché dans mon lit
j’ai pris une décision
ou plutôt une idée m’est venue
qui était pour moi décidée
et ce matin j’ai pris une paire de ciseaux
et j’ai coupé les mèches de mes cheveux
que j’avais longs jusqu’aux épaules
et puis le reste je l’ai rasé
tant qu’il n’est rien resté
qu’une mince pellicule de poils sur mon crâne
comme un vernis plus ou moins sombre
plus ou moins opaque en fonction des endroits
j’ai regardé mon visage
et j’ai vu que c’était une version plus vraie de moi
non ce n’est pas cela
mais celui que j’ai vu là et que je connaissais
je me suis dit que je pourrais avoir envie de lui ressembler
encore dans une centaine d’années
quand il sera trop tard
que ne resteront plus de cette vie que la peine et la haine
qu’on aura mises dedans
autant de vies vécues que de vies gâchées
les cheveux rasés j’ai caressé le marbre de mon crâne
sous le vernis animal
et je me suis senti vivant
comme il y avait longtemps que je ne m’étais senti vivant
et je me suis dit
imagine une vie sans rien dedans
une vie sans peine sans haine ni rien dedans
serais-tu prêt à la vivre maintenant
sans plus nul délai
cette vie ?
j’ai senti un souffle d’air sur mon crâne
comme un envol quand il y a trop de marques de ponctuation
trop de signes trop de messages trop de sens
j’ai mis la masse de mes cheveux coupés dans un sac
j’ai aspiré le reste
rien n’avait disparu de la haine ni de la peine
rien n’avait été effacé par ce geste intime
et insignifiant presque
mais il avait été décidé
inscrit
je n’ai plus pensé à rien
enfin j’ai essayé
et j’ai imaginé une vie sans rien dedans
une vie sans haine ni peine ni rien dedans
elle venait de commencer —
toutes nos épiphanies sont négatives —
que faire des nuages
où ranger les gens ?
quand tu essaies de t’en saisir
(des nuages)
ils te glissent entre les doigts
laissant après leur passage
un sentiment humide
souvenir qui préfigure la vie
au bout de son doigt tendu
il désigne un immeuble d’habitation
que l’on ne voit pas
il le dit
il est caché par un autre
il l’explique
et pourtant moi
j’ai un goût de béton dans la bouche
je pense à des phrases
à des lèvres arrondies autour de mots
qu’on aurait mieux aimés nondits
et puis d’autres au contraire
qu’on aurait mieux fait d’expulser
au lieu de s’excuser
regardant les nuages au-dessus de la falaise
et pensant à l’immeuble qu’on ne voit pas
derrière l’immeuble que l’on voit
je pense à tout cet air comprimé
et à l’injonction de s’exprimer
je garde le silence une seconde de plus
que vaut-il mieux
se pendre ou se répandre ?
quel sentiment dire ou quel sens donner ?
quand la communion avec l’être les êtres l’univers est impossible
que faire des rêves ou des souvenirs
pourquoi garder des mots
dans le creux de la main
comme coquilles vides
et nos idéaux périmés ?
quelle chance donner
à la langue de parler
sinon oublier
tout ce qui nous précède
et jeter un regard sauf neuf
un regard veuf
sur l’univers ?
il y a un peu d’air ce soir dans l’air
je respire
hier une femme a hurlé
au beau milieu de la nuit
quelque insanité
rêve délirant
des horreurs à un homme
qui s’est enfui
la fille criait aussi
et je ne comprenais rien
ensuite je me suis rendormi
dans un lit moite
où je ne me suis pas senti chez moi
comme si un songe ennemi avait pénétré dans ma vie
et avait pris possession de ce sur quoi
l’autre régnait en maître
dans ma maison
il n’y a plus rien dans l’air à présent
que le ventilateur qui vrombit
pâle copie du vent
il n’y a plus rien dans l’air
j’entends des voix qui viennent
de l’au-delà
cris et puis sirènes aussi
véhicules qui hurlent à leur tour
il n’y a plus rien dans l’air
j’attends un choc qui ne vient pas
comme l’air dans les pièces
où l’on respire
le souffle muet de l’existence
contre toute vraisemblance
un pigeon qui entre par la fenêtre
est un pigeon perdu
on n’a le droit de rien
sinon de le libérer
j’entends le bruit que font les oiseaux quand ils vivent
il n’y a plus rien dans l’air
qu’une forme de paix mortelle
comme après un trop long silence
que quelqu’un rompt
par un mensonge
dans ma main la pierre
et je me souviens qu’il faisait chaud
cet après-midi-là dans ce village méditerranéen
cépie en juillet
j’avais roulé pour venir
et puis roulé encore pour ne pas repartir
et quand j’avais croisé cet homme
avec son chien qu’il promenait sous le soleil
je lui avais demandé mon chemin
il était gros et avait fait
une remarque sur l’état de santé
qu’il fallait pour monter
jusque là-haut
je l’avais écouté et remercié
un peu obséquieux
mais ce n’était pas lui que je remerciai
mais l’univers je crois
j’avais rendez-vous avec un mort
je suis remonté dans ma voiture
et je me suis garé devant le cimetière
que le gros homme au chien m’avait indiqué
j’ai parcouru le cimetière
mais la tombe ne s’y trouvait pas
preuve qu’on peut vivre dans un village
et ne pas le connaître
j’ai marché quelques mètres
et j’ai vu qu’il était là cimetière nouveau
j’ai ouvert la grille qui ne ferme jamais et j’ai marché encore
jusqu’à me trouver là où je voulais être là où je ne voulais pas être
j’avais rendez-vous avec un mort
et je lui ai parlé et je lui parle encore
lui pose des questions auxquelles il n’y a pas de réponses
n’y a plus de réponses n’y aura plus de réponses
est-ce pour y répondre moi-même
que je lui pose ces questions ?
moi qui n’aime que les questions sans réponses
que les questions en réponse
j’avais pris rendez-vous avec un mort
et j’ai ramassé cette pierre
parce que je l’ai trouvée belle
j’ai cueilli un rameau d’olivier
à l’ombre duquel la tombe reposait
je m’en souviens aussi
mais il a séché trop vite
les journées et les nuits étaient si chaudes
cet été-là dans l’aude
ne reste que cette pierre
grise tirant sur le rose tirant sur le rond tirant sur la vie
j’ai posé la pierre pour écrire à la main
que je tords rotations pour écrire
elle est lourde assez
mais épouse la forme de ma main
il y a une veinure
peu profonde comme une ride
qui la parcourt dans le sens de la longueur
elle délimite on dirait deux hémisphères asymétriques
genre de cerveau difforme
pourtant quand je la tiens cette pierre
ou quand je la regarde cette pierre
je n’y vois nul sens nulle irrégularité
elle me semble chose parfaite
c’est l’image que je m’en fais
zones de couleur plus ou moins nettes plus ou moins franches
gris rose blanc
encore plus visibles sous l’eau
reliefs comme en une planète miniature et irrégulière
maintenant que je pose cette pierre sur ma tête je sais que
si la pierre pouvait parler je la comprendrais
mais elle demeure muette
et moi qui ne sais le langage hiératique des choses monolithiques
suis-je voué à demeurer oreille tendue
abasourdie de ne rien entendre
à la langue secrète des défunts ?
fait-on des stries dans le destin
comme des signaux de fumée des signes de croix
quand tout a brûlé ?
je caresse la surface accidentée de ma relique improvisée
je rêve de fous de saints de maîtres de devins
et j’imagine que ce rêve naïf et inutile n’a pas de fin
ce matin quand je l’ai regardée
la pierre m’a semblé plus rose que d’habitude
ou est-ce que d’habitude je ne la regarde
que le soir la nuit ?
j’ai posé la pierre
et j’ai regardé le paysage
devant moi un peu au-dessus de la ligne de mon regard
ce paysage me suis-je demandé ce paysage si je le rêvais
serait-il différent de celui que je vois là
ou non ?
j’ai posé la pierre
et j’ai pensé à tous les désirs qui se trouvent autour de cette pierre
qui ne représente rien d’autre qu’elle-même
et donne pourtant une forme
la forme de la vie
qui n’est pas semblable à une pierre
qui n’est pas semblable à n’importe quelle pierre
non
ce n’est pas cela que je dis
nul ne vit comme une pierre
mais la pierre elle concentre la forme
attire autour d’elle l’énergie de la vie qui ne s’y dépose pas
mais irradie d’elle
la pierre est la forme de la vie
la pierre est la forme de ma vie
j’ai levé les yeux vers le paysage une nouvelle fois
et je me suis demandé combien de nonsens pareils à celui-là
je serai encore capable d’inventer
avant de trouver une phrase dont le sens me satisfasse
dont le sens me fasse
et puis tournant le regard du dehors vers mon carnet
il m’a semblé de manière assez nette qu’il ne fallait pas chercher
à résumer la vie
la réduire à une phrase
peut-être me suis-je dit
peut-être que chaque nonsens
que nous inventons nous rapproche du sens
ou d’un sens qui ne se réduise pas à une chose trop simple
un slogan
un mort d’ordre
une injonction
mais les contienne tous
et dès lors les rende caducs
combien de phrases écrirai-je avant d’avoir
non le sentiment mais la certitude
que je suis sorti du pays du nonsens
et que j’ai pénétré
en territoire de sens ?
j’écris des choses étranges
et plus elles me semblent étranges
et plus elles me paraissent étranges
et plus il me semble qu’elles me rapprochent de la forme
d’une forme qui ne serait pas unique
monolithique
mais suffisamment ample et vaste et souple
pour accueillir toutes les phrases
une forme définie de son informe
la pierre est là
posée à côté de moi
avec ses reflets roses et ses reflets gris et ses reflets blancs
et je n’ai pas besoin
non
de la regarder pour savoir qu’elle est là
et pourtant
je la regarde pourtant
et c’est une pierre qui n’a rien d’extraordinaire
une pierre de cimetière nouveau
inachevé
trop vide et qui nous montre dès lors
toute la mort
la mort encore à venir
la mort qui ne cesse de venir
les vies tout entières pour la mort
et je me revois dans ce désert de pierres
sous le soleil de juillet
cépie en juillet
dans ce désert d’attente
l’espace destiné à accueillir les morts
les beaux et vieux cimetières nous masquent cette réalité
ils s’offrent à nous comme des curiosités
mensonges pour touristes
mouroirs photogéniques
on se recueille sur la tombe d’un inconnu célèbre
on prend la pose le cliché
nul ne sent la mort en ces contrées
l’espace vide qui est la mort
le creux dans la vie qui se forme
la forme de la vie toujours nette
bien délimitée
nous nous mentons à nous-mêmes
touristes en visite
cimetière plein de tombes sans trous
dans le désert de pierres
sous le soleil de juillet
cépie en juillet
dans la distance des astres
les vides laissés clairs
les béances de l’être
j’ai vu la mort
qu’est-ce que ma mort ?
le temps ouvert
offert
si je trace un cercle dans le ciel
disque sans épaisseur abstraite de la figure
j’ai le sentiment d’avoir dessiné
une limite autour de quelque chose
que je puis cerner ainsi et voir ainsi
à travers ce petit trou
percé dans la masse de l’être
mais je pourrais tout aussi bien rêver
et n’en jamais rien savoir
affairé comme je le suis
autour de mon trou dans le néant
j’ai beau chercher un sens
je bute toujours sur quelque chose
mais faut-il que le sens soit infini
un infini ou une infinité de finis
un plus un plus un fini ?
je bute toujours sur quelque chose de plus dur
que moi
de plus fort que moi
le roc solide indivisible qu’on m’oppose
dure réalité de la vie
pure extériorité crise
éternelle crise
éternelle ? peut-être pas
à moins de se demander où se trouve
la crise
dans le monde insaisissable
ou dans les idées maladroites que l’on s’en fait ?
qu’est-ce que ma mort ?
ce n’est peut-être pas la bonne question
ou alors si afin de déjouer sans cesse
les pièges que ceux qui parlent la langue
nous tendent
tire la langue pour voir
jusqu’où elle pend
percée dans l’être la bouche cousue
combat contre elle-même
un demi-siècle de crise
autant dire une éternité
trouée dans le néant
je fixe un pan de mur blanc
qui me ressemble
pas une question de couleur même si
non je dirais sans doute d’impassible
d’impossible
devenir impassible de l’impossible
et réciproquement
les légendes que l’on fabrique
les mythes par lesquels on m’assassine
ne valent pas ce petit pan de mur
blanc
j’ouvre une brèche dedans
le regardant
autre dimension de la réalité
facture de l’immixtion
dedans
le regardant
les choses sont trop réelles
il appert
elles engloutissent le réel
qui se perd
pourtant ne sont-ils pas nombreux à avoir cru
que l’événement aurait lieu
qui changerait tout
l’être en néant et le néant en être
ou tout en rien ?
et nous alors
qui restons de cet espoir
les autres
nous nommerais-je ?
nous les autres
qui vivons sur le tas de ruines
tombées des corps harassés
de qui a cru bon de nous précéder
les autres nous dis-je
avec quoi nous faire
une voix
un chant
avec quoi nous faire une attente
avec quoi nous faire un hymne
avec quoi nous faire une joie
un peu moins de désarroi
un ordre qui ne nous détruise pas
non
mais nous permette de respirer
le temps qu’il nous est donné de vivre ?
qu’est-ce que ma mort ?
sinon cela que je chante en attendant qu’elle vienne
la fin qui me hante et que je fais mienne
des bouts de rimes tombées des corps harassés
de qui a cru bon de devoir me précéder
des silences et des nuances de blanc.