« La production (la création productive) servant au premier chef la constitution humaine, nous devons tenter d’exploiter à des fins productives les appareils (moyens) qui jusqu’alors n’avaient été utilisés qu’à des fins reproductives. » (László Moholy-Nagy, « Produktion-Reproduktion », dans Peinture Photographie Film et autres écrits sur la photographie, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1993, p. 120-123 ; paru originellement le 5 juillet 1922, dans le no 7 de la revue De Stijl.)
Toute production est une reproduction, et toute reproduction est un acte de destruction. Reproduire rend au néant sa justesse destituante, il est l’acte qui cherche la croissance de ses néantisations ordinaires au cœur du miroitement légèrement déformé des évidences. En cette mutation légère, il y a toute l’existence qui se déchire pour faire voir la vie et ses tables rases. Faire croître le néant nécessite l’énergie qui ingère, qui digère, qui transforme. Le geste va à la matrice sémantique du réel pour y appliquer la mutation du sens renouvelé. Re-producere : on tire sur le rien en avant de soi, on y tire les formes du il y a, on y retire les reformations d’un rien sans cesse renouvelé pour prolonger la contingence du il y a et placer toute reformation face à sa nécessité déformante. La révolution demeure un cycle du geste, et ainsi, toute révolution commence par une révolution du il y a. Elle commande à la reproduction, mais à une reproduction libérée de cloisons de l’identique. La culture tient ce rôle carcéral de limiter les variations à un spectre proche de l’identique. La culture est le geste coercitif du pouvoir gouvernant, qui fixe une variation entendue à la contingence. Tout acte artistique qui s’inscrit dans un cadre culturel établi se dénature en servant un fétichisme des choses, puisqu’il sert un simple fonctionnalisme d’époque. L’acte perd sa dimension artistique pour devenir un acte culturel, un acte de scellement des structures sociales, une simple collaboration au gouvernement des fixités. L’acte artistique est en soi un antifonctionnalisme. Sa substance néantisante doit évider continuellement les évidences si elle ne veut pas perdre l’éclat de son néant. Ainsi, tout acte artistique se compose contre la culture, à dessein de détruire la culture, d’accorder au geste humain la geste, si ce n’est la gestation de son échappée. La reproduction artistique tente d’insuffler à la reproduction mécanique et ordinaire du quotidien une désaliénation qui transforme toute existence, l’entièreté de son mouvement en une forme artistique en tant que permanence de sa reformation, de la réinvention de son identité, contre toute notion d’identique. L’art peut de la sorte devenir sa propre mutation, et pirater la culture, son industrie, en s’emparant de ses outils reproductifs pour reproduire en détruisant les schémas. L’idéologie de l’identique conduit souvent à une vision nauséabonde et statique de la biologie, mais la biologie n’a qu’une leçon à apporter au geste artistique et émancipateur de la reproduction, c’est celle de sa perpétuelle mutation. Les transformations sociales du sens transportent en soi toute la force pour briser ce qui s’aliène dans la reproduction mécanique du geste. C’est dans la seule reproduction libre que s’envisage l’émancipation humaine. L’humain met à mort son identité pour s’offrir la contingence de sa régénérescence. L’humain qui veut l’hétérogénie de son soi jette au-devant de tous ses semblables l’invitation à faire communauté en métamorphose : la communauté qui re-de-vient. Le soi révolutionnaire veut une politique de la terre brûlée afin d’y cultiver la mutation de sa matière, d’y espérer la fusion, puis la confusion des identités toutes tournées vers une même perpétuité de la redigestion du réel.
Prisonnier de sa propre relativité, l’humain aux mains sales, l’humain artisan de sa révolution est condamné à recréer son monde, comme le bovin qui rumine inlassablement la terre qui le porte. Créer est un acte à deux estomacs. Sa nécessité fait loi : détruire la vision extérieure pour faire montre de son intériorité. La création jette du néant pour tirer de son néant la forme nouvelle de ses ruminations. Il ne s’agit pas d’entendre le phénomène créatif comme l’avènement de la nouveauté radicale, mais comme la variation radicale qui n’a de cesse de réentamer son cycle. La génération est ainsi une régénération, et la mise à mort continuelle du soi sa perpétuelle renaissance.
La reproduction mutante offre la possible transfiguration d’une soumission déterminée par la dialectique historique. Elle mène l’humain au-delà du cadre codifié d’une existence culturelle vers un état de conscience permettant de se saisir des outils miroitant le néant. Le dénouement de l’action néantisatrice permet à la forme humaine de se plonger dans l’irrésistible transcendance : la déformation des formes, dirigée vers l’informe de son devenir. À cette fin, l’humain doit se servir des outils de reproduction non dans le souhait de produire et de se constituer, mais dans celui de se destituer : détruire pour se reproduire. L’humain destitué est l’humain libéré des formes de sa culture, ouvert à l’unicité de chaque identité transformée, à la contingence de leur reproduction partageuse. Cet acte de partage, au centre d’un objectif d’émancipation procédant du détournement de la reproduction, le destitue et le fait varier dans et par la variation de l’autre. Cette nécessité de la reproduction passe par une utilisation totale et pirate des moyens modernes, dont dispose la société afin d’asseoir l’atmosphère aliénante qu’impose le tout capitaliste de la modernité, dans l’espoir de laisser paraître le tout communiste de la mutation partagée. Sous le joug intellectuel du Bauhaus, László Moholy-Nagy exprime la volonté de dépasser la condamnation à l’utilitaire de tout citoyen, volonté qui mena les artistes du modernisme à se servir des moyens que vomissait une société enfantée par les traumas industriels, aux fins seules de la production de l’humain neuf, mais n’offrant pas la force démocratique de l’humain renouvelé par sa seule et autonome capacité de renouvellement. Ne plus reproduire, mais non pas pour produire à nouveau, mais pour reproduire au renouveau de la reproduction. Cette boucle métagestuelle s’empare du détournement pour participer à la destitution de l’existence marchande et de sa culture à la plasticité universelle, pour faire voir à chaque aliéné qu’il est aliéné par sa volonté d’être une existence culturelle, mais qu’il peut encore se projeter dans le néant afin d’en ressortir en tant que créature renouvelée et renouvelante. Ne plus reproduire pour s’aliéner, mais reproduire pour s’émanciper. Cet éveil du geste remue dans la conscience d’une réalité qui enferme le sensible dans la seule finitude d’une autoconsommation de sa substance, limitée aux parois translucides de sa sphère. Il tente de remuer jusqu’au déchirement. Produire, que le geste soit industriel ou artistique, limite l’utilisation des techniques astreintes à une esthétique normée, tandis que reproduire, en accordant une libre contingence à la mutation, place dans celle-ci une récursion menant jusqu’à l’enfer de son image, à la révélation qu’elle est le reflet d’un reflet, et qu’elle ne peut être vouée qu’au néant.
Exploiter les moyens des finalités reproductives orthonormées dans un détournement allonormé de la reproduction conduit l’œil à une piraterie de la vision, qui se divise en amont des dichotomies de l’objet pour poursuivre chacune des deux perspectives, et les réassembler dans le but de faire de la reproduction un geste contre-productif. Entre fond et forme, entre signifiant et signifié, une chaise de bureau, un véhicule utilitaire, une boîte de céréales bon marché, une chaîne de montage, un engrenage, une alarme industrielle, etc., la société marchande se détermine par les structures acceptées qui condamnent la courbe des surfaces à l’utilitaire. Le producteur moderniste, l’artiste, celui qui combat la fonction néantisante d’une société fonctionnelle de l’instrument, perçoit la forme au-delà des sens imposés par la collectivité. Une chaise de bureau, un véhicule utilitaire, un paquet de céréales bon marché, une chaîne de montage, un engrenage, une alarme industrielle, etc., comme voie formelle vers l’immanence du beau. Toutefois, ce refus de la simple reproduction par cette seule affirmation formelle, purgeant le fond aliénant de l’objet, limite la nécessité artistique de la production à un entre-soi non soumis à la fonction de l’objet. Le luxe sert celui qui en bénéficie déjà, et l’artiste moderniste sert à son tour l’aliénation des masses en lui présentant l’instrument de son asservissement comme source du beau. Présenter à un ouvrier son instrument de travail comme source du beau est l’inconscient d’une moquerie de classe. L’objet d’industrie n’est pas l’objet d’art sans être à la fois l’objet d’aliénation. L’âpreté capitaliste fait de l’artiste moderniste un aliéné qui se dilue dans l’objet de son geste à la croyance révolutionnaire, puisque le moderniste oublie de s’en prendre à sa moelle aliénante et de diffuser démocratiquement le savoir de cette réduction au néant. Ce n’est pas à l’artiste bourgeois d’opérer un détournement esthétique du geste industriel, mais c’est à l’ouvrier de détruire la fonction de son geste et d’y faire voir une esthétique de la destitution. La beauté de l’instrument ne se trouve que dans une destruction autonome de sa fonction. L’apparition de cette seule beauté qui s’en retourne à une pureté formelle, sans les voiles oppressifs de la fonction, n’est possible que si l’instrument est détruit, digéré, redigéré, reproduit en un instrument autre par l’être qui a subi la rudesse de son asservissement. La perception émancipatrice ne doit pas se contenter d’aller à la forme, comme avec le geste moderniste, ou au fond, par une simple doctrine émancipatrice. Elle doit se saisir de ces deux aspects pour rechercher une conflagration ouvrant des brèches sur le renversement d’une réalité : ingérer forme et fond, pour détourner l’instrument, et faire à la fois de la forme et du fond, dans le renversement de leur fonction, une voie vers une esthétique révolutionnaire des redigestions. La spirale industrielle semble éloigner le goût temporel d’un questionnement sur l’omniprésence d’un fétiche marchand, où la valeur fait la beauté de l’objet et de celui qui s’en sert. L’art lui-même, par le marché de l’art, véhicule une aliénation où l’objet absorbe son créateur pour que s’échangent les seules reluisances de sa valeur d’échange. L’esthétique révolutionnaire passe ainsi nécessairement par une destruction de l’objet d’art afin d’expurger sa valeur, et de permettre à chaque vie de se désobjectiver et de devenir par l’unicité de sa subjectivité une forme artistique en constante reproduction d’elle-même. L’art ne doit plus exister, et il ne doit y avoir que des artistes destructeurs par la seule permanence de leur geste de re-di-gestation. L’être du néant se place au centre de l’existence marchande comme un trou noir. Il impose ses absorptions pour que tournoie une esthétique révolutionnaire qui engloutit majestueusement l’ordinaire des mouvements de l’industrie. L’acier, les roues, le verre ne sont plus condamnés à être perçus à travers le spectre de leur fonction. Ils peuvent se muter avec la mutation du geste. Le geste peut devenir acier, roues, verre et toute chose, jusqu’au prochain stade de sa mutation. Les fins reproductives révolutionnaires naissent au cœur d’un détournement de la douleur ouvrière par le seul ouvrier. La nécessité est ici celle de fourbir l’arme esthétique que constitue la seule autonomie. Un dépassement du déterminisme social affleure la conscience qui quête cette autonomie par une fascination amorale face aux ruines voulues des mécaniques industrielles.
Le geste mutant du reproducteur peut alors s’attarder avec jubilation sur les moyens de production et jouir de leur reproduction détournant tant leur fond que leur forme. Il exploitera la réalité sociale sans finalité, par une constante élévation des riens de la banalité, dans un cycle permanent d’émancipation des rigidités de la culture. Dans sa Critique de la faculté de juger, Kant laisse entendre l’idée que le phénomène artistique ne consiste pas en la reproduction d’une belle chose, mais en la belle reproduction d’une chose. Kant ne se savait peut-être pas révolutionnaire, mais Kant, dans l’estomac second de l’autonomie révolutionnaire, a l’apparence mutante d’un sabot dans les rouages du beau. Animé par la notion d’original, cet entendement d’une belle reproduction, émergeant d’une philosophie de la rigueur morale, invite au détournement pour constituer une rigueur amorale d’une révolution allant à l’accélération de sa rotation, dans le seul but d’expurger de l’art son objet. Il s’agit d’user avec la simplicité du mouvement des appareils et des moyens disponibles, servant à l’aliénation par la réification, d’abstraire le geste pirate et de le diffuser démocratiquement dans la conscience populaire, pour que la forme humaine aille à l’informe et à sa substance mouvante. L’émancipation se construit par le geste mutant qui sans trêve sait renaître de son propre néant.