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NIHIL

NIHIL
Le texte à pirater.
Le zine à brûler.

Nous n’écrivons pas. Nous tentons d’écrire, parce que nous tentons d’écrire la nuit de l’homme.

Un jour, l’homme a écrit. Il est entré dans un magasin. Il était écrit sur son fusil le mot nègre. L’homme a écrit au-devant de l’écriture elle-même. L’homme a écrit la mort de dix hommes qui n’étaient pas des hommes aux yeux de l’écrit de l’homme. Ils étaient la négation de l’homme, parce que le mot a précédé le sens, parce que le signe a été plus vaste que sa signification. Comment peut-on écrire après l’écriture du mot nègre ? Comment trouver une langue qui n’est pas la langue du fusil ? Il n’existe aucune réponse à cette question. Toute langue sera toujours la langue du fusil, et toute grammaire sera toujours la grammaire qui permettra le mot nègre. La langue de la critique des armes ne pourra jamais rien contre la langue d’une arme chargée.

Le signe a désigné l’extinction de la signification. Le monde de notre langue est plus creux que la langue qui désigne le monde. Notre époque est celle du signe vide qui simule le sacré, et tout auprès de notre langue, nous devenons le signe vide qui ignore l’impuissance de sa signification. Tout signe s’y tisse tel un talisman de l’esprit qui refuse son impéritie. La mort doit devancer son soupçon, puisque l’homme a écrit l’extinction dans le jour, mais nous refusons la sacralité de toute écriture, nous nous dissipons dans notre sacrilège. Nous n’appartiendrons jamais à leur monde et y opposerons toujours notre foi renouvelée dans le signe dernier qui désigne le néant.

Mais la nuit vaut mieux que le jour, elle demeure l’espace intact où le rêve échappe à l’écriture, et c’est de ses monstrations qui tâtonnent autour de l’indicible dont nous nous revendiquons, lorsque nous tentons d’écrire. Autrement. Sans la langue. Pour devenir la négation de l’homme. Pour sentir la grande sagesse de l’inhumanité. Pour être et diffuser l’inhumanité dans l’espace de nos rêves. Et nous rêvons silencieusement. Nous rêvons silencieusement que nous détruisons l’écriture. Nous tentons d’écrire dans le seul objectif de cette destruction, à la recherche de notre signe dernier.

La poésie, à en croire son étymologie, correspond à l’acte de créer. Elle est la création qui va à la pureté de l’écriture. Et puisque toute création est aujourd’hui création de valeur, quelle est la valeur de la poésie ? Il n’est rien écrit sur notre fusil, mais que vaut l’unique balle qu’il nous reste et que nous lui destinons à elle seule ? Ces cinq grammes de plomb valent sans doute davantage que les cinq litres de sang de nos identités sous-citoyennes.

Toute poésie est toujours affaire de police ou de commerce. Pourquoi se résoudre à participer à son régime ? Pourquoi dire notre destruction avec sa langue préfectorale, puisque l’homme a dit que nous sommes dans les catacombes de sa langue. Mais nous ne sommes pas. Nous détruirons irrémédiablement et le monde et le monde de l’écriture. Nous chercherons à plonger en notre néant ce qui nous désigne. Nous ferons table rase de tous les étymons, par notre rêve très grand qui arme la critique jusque dans son aliénation, en la départissant de sa croyance en la grammaire. Nous ne serons jamais des hommes. Nous nous situerons toujours du côté des bombes.

Le monde de l’homme apparaît par l’écriture. S’impose par elle. Il est un monde de l’homme en tant que père du monde, là où la langue ne connaît qu’un seul sexe et une infinité de façons de mettre à mort. L’homme distingue ce que l’homme doit être dans son individuation motrice de l’économie libérale. Puis, il met à mort. Notre monde est invariablement le monde de l’écriture. Comment y échapper ? Comment penser le monde sans cette langue qui cicatrise ce qu’elle enclôt ? Comment retrouver un langage du rêve sans trace aucune de la langue ? Mais il n’y a plus rien à espérer du monde de l’homme, puisque tout en lui va à l’écriture, et tout dans l’écriture va à son négoce. Chaque mot est invariablement une chose marchande, dont le temps même de l’énonciation s’inscrit dans un présent quantifiable. Je pense dans le cadre de la marchandise. Je pense, donc je marchande. Je marchande mon temps de l’énonciation : je suis.

L’homme écrit, parce qu’il consomme. Il consomme, parce qu’il est. Il ne cesse de se multiplier dans l’identique identité de sa langue, exclusive de ce qui y diverge, une langue de consommation où plus rien ne se consume, si ce n’est le feu d’un simulacre qui divise l’homme de l’homme, en laissant croire que rien ne divise l’homme de l’homme si le marché est libre, puisque la liberté du marché dispose l’harmonie dans l’espace que l’homme occupe, le marché étant la totalité de l’espace où l’homme peut écrire qu’il est.

Et le simulacre du simulacre transparaît dans la langue immédiate de notre conscience comme l’instant dernier de notre vérité. Les gens parlent d’écriture, parce que les gens avant d’être des gens sont des consommateurs du vrai. Les gens parlent d’écriture, parce qu’ils peuvent acheter et revendre la vérité de l’écriture sur un marché libre, dont nous ne voulons pourtant rien connaître.

Mais nous aussi nous parlons d’écriture et nous connaissons la liberté simulée du marché, puisque nous nous connaissons nous-mêmes par la langue qui nous désigne. Nous aussi nous parlons d’écriture, mais dans la seule fin d’y dévoiler le néant, et d’espérer en ses marges les gravats de la langue.

Nous parlons d’écriture comme nous parlerions d’assassinat, parce que nous pouvons encore avoir l’arrogance de dire que nous ne sommes pas. Mais notre écriture demeure un objet pour le formol dans lequel la bourgeoisie place la langue, car c’est toujours, dans son égoïsme rationnel, la bourgeoisie qui désigne le fusil avant de désigner le monde. La langue est l’instrument qui dit la discrimination dans l’être. Elle trie ce qui est de ce qui n’est pas. Et nous ne sommes pas. Nous tentons d’échapper au formol, à la bourgeoisie, à la langue, par la mutation de nos gestes dans un au-delà de la langue, dans un langage de la mutation.

Nous n’écrivons pas. Nous refusons de dire ce qui est. Ou alors nous disons que l’écriture n’est pas, qu’elle est le ver qui parcourt nos cadavres, et que tout en elle est de l’ordre de la mutation. Toute notre vie se résume à une tentative plus qu’à une tentation d’écriture, à laquelle nous nous refusons. Cette seule tentative va au seul désir de rompre les ombres de nos corps, de faire trace par devant les traces de la langue qui tient le fusil.

C’est la trace sans la langue que nous cherchons, son signe que nous plaçons dans le creuset de nos blessures, avec l’espoir insensé que l’autre n’y découvrira ni le silence ni la mortelle injure du silence brisé, mais le corps qui se déchire à la rencontre de l’autre pour faire langage, pour être le néant qui s’avance. Indissociablement de l’autre.

Un jour, l’homme a écrit. Puis, des hommes à leur tour ont écrit. Ils ont usé de l’outil, ils ont usé du fusil pour décrire la préhension de leur réalité, pour conscrire son espace à l’affirmation de leur possession. Ils ont écrit le mot Méditerranée. Ils ont dit la mare nostrum, la mer nôtre. Ils n’ont point oublié de clore le mot mer sur lui-même en lui adjoignant le mot nôtre. La mer nôtre, jamais la vôtre, jamais la leur, jamais la mer qui va à son écoulement loin des mécaniques de la possession. Puis, une fois le réel clos sur lui-même, ils ont dit le mot barbare. Ils ont dit la frontière jusque dans la langue. Ils ont dit les passeports et les statuts juridiques des passeports. L’étranger à la mare nostrum, par la langue et dans la langue. Puis, les hommes sont morts, et d’autres hommes ont écrit à la suite des hommes. Ils ont nourri d’écriture cette idée des marécages exclusifs, dans l’acidité des regards qui se détournent des étoiles. Ils ont écrit des chemins de navigation pour mieux y placer des bornes face à ceux qui ne sont pas des hommes. Dans la géographie. Dans la dignité. Dans la langue. Dans le napalm. Dans le dessous des cartes.

Dans le dessous des cartes ne demeurent que les hommes qui sont sous les hommes. Et les hommes sont allés dans le dessous des cartes voir les hommes qu’ils qualifièrent en dessous d’eux-mêmes. La langue permit de qualifier, et elle qualifia les sous-hommes. La langue permit le commerce de la réalité colonisée par la langue. L’écriture plaça sur nos corps des abstractions comme on place le joug sur le veau qui se rend à l’abattoir. Elle inventa le mot de nation, de national, de frontière nationale, de passeport, de noyade. L’homme ne s’est pas noyé dans sa langue, il a laissé celui qu’il n’a pas qualifié d’homme s’y noyer à sa place.

Et puis, l’homme s’est levé. Il nous a pointés du doigt. Il a tracé le trait. La carte fut nommée. La Méditerranée sépare l’homme de l’animal. L’homme se tient face à nous. Nous sommes l’animal. Notre sang est le sang bâtard qui remonte l’histoire, chargé de son cri. Nous ne parlons pas. Nous peuplons le monde de notre cri, et délaissons l’humanité à l’homme. Nous nous parons des mauvais augures de notre cri pour nous enfouir dans les ruines de la civilisation, là où l’homme n’écrira plus pour dire le sous-homme et la menace continuelle que nous représentons contre la civilisation. La potentialité d’une ruine est plus majestueuse que l’édifice qu’elle se contenta d’être. Nous sommes l’animal qui se défait de sa langue, qui refuse tout ce qui désigne à partir d’elle. Nous espérons l’inhumanité des partages à travers tout le vivant, de l’homme qui se tient face à nous jusqu’à la sagesse bactérienne la plus ancienne, la plus sage puisqu’elle existe au plus près des astres. Dans sa durée qui ne connaît rien des prétentions de l’histoire de la langue, celle qui veut que l’existence s’enterre dans le qualificatif qui l’enserre, la bactérie existe dans la plénitude de son instant, face à l’homme qui écrit son angoisse de ne plus être, sans avouer qu’il ne fut jamais, puisqu’il ne fut jamais dans son instant.

Il existe un décalage entre le fait d’être et le fait de dire que l’on est. L’être est toujours le devenir de l’être, et l’homme qui dit qu’il est dit par conséquent qu’il n’est pas. L’écriture est l’irréparable distinction de ce qui est dans le simulacre de l’être. L’écriture est la trahison du devenir de l’être. Elle borne l’espace et menace celui qui le traverse.

La langue d’écriture détient la clarté du fusil automatique qui dit le mot nègre. Elle ose déployer l’inconscient du discours télévisuel qui baigne le monde dans le trafic de sa haine. Haine de l’autre qui évite toujours de placer le canon sur sa propre tempe, sur la tempe de celui qui énonce. Le pouvoir est au bout du fusil, car la langue est au bout du fusil. La langue d’écriture dit pour durer, pour faire durer son monde dans la matière, pour scarifier la réalité de ce qui, par son seul jugement, est, et par ce qui, par son seul jugement, n’est pas.

Mais la tentative d’écriture en refusant d’être avec l’écriture révèle l’accident de ses mutations. Leur fuite perpétuelle. Tenter d’écrire, c’est graver autrement la matière. Dans l’insatisfaction permanente de la manière dont l’altérité se figure. Tenter d’écrire, par les appareils de la technique que nous met à disposition le grand capital contre le salaire d’un mois de travail, à savoir contre le temps de vingt jours de labeur à ne plus percevoir la direction de notre nuit, tenter d’écrire revient à placer de la lumière au cœur de la pierre. La tentative d’écriture munie des technologies nouvelles de l’information n’est pas une tentation de la technique, elle est une tentative d’écriture de la multitude qui cherche à déchiffrer son chiffre, à conjurer l’irrémédiable de son avenir, dans les usines, dans les prisons, dans les exécutions et les noyades. La tentative d’écriture en appelle aux lucioles, emportées par leurs métamorphoses modernes loin du silence des roches. Il faut sonder la roche jusqu’à détruire son commerce, dans l’unique but de libérer les lucioles. Nous tentons de graver la pierre en amont des productions qui empêchent l’autonomie de ses altérations, nous tentons d’y laisser voir sa mémoire luminescente. Nous tentons, invariablement, de détourner l’instrument moderne des marchands : ce goût pour notre propre image, pour son miroitement et l’exploitation inlassable de son échange mercantile.

Nous n’écrivons pas. Nous tentons d’écrire en détournant l’instrument capitaliste qui exploite l’information. Nous tentons de déformer l’outil pour qu’il trace des ouvertures parmi l’obscurité dans laquelle nous nous noyons. Notre tentative d’écriture est à la fois photographique et lithographique, mais pas en tant qu’écriture par la lumière et par la pierre, mais comme geste qui gratte la pierre pour y laisser percer un peu de la lumière de l’être des choses, de cette lumière commune à ce que nous devenons dans notre non-être, et que notre savoir moderne refuse, car son acceptation reviendrait à révérer ce qu’il y a de commun et de mutant en nous-mêmes, soit ce qu’il y a de nous-mêmes en toutes choses. Elle reviendrait à restreindre le libre marché, le libre cours de la marchandise, le libre masque que nous plaçons sur notre visage, pour refuser la continuité des mutations et n’en conserver qu’une seule : notre mutation en marchandise.

Nous tentons d’écrire pour faire trace dans l’obscurité, comme nous laissons la rafale faire trace sur le mur contre lequel l’homme a placé nos spectres.

Faire trace et disparaître en elle pour y partager et pour y recevoir en partage les espérances de nos mutations.

Nous tentons d’écrire pour communiquer en dessous du monde, c’est-à-dire en dessous des cartes du monde, pour repeupler le réel d’un rêve qui ne reconnaîtrait plus sa langue, qui ferait des courbes de l’offre et de la demande des tourbillons parallèles aux galaxies.

Nous tentons d’écrire à la manière dont l’arbre communique. L’arbre n’échange avec ses semblables que pour préserver la vie, pour devancer le danger, pour établir du silence et de la durée en ce silence. Lorsqu’un incendie fait rage, le cyprès, qui borde ce que l’homme a nommé la Méditerranée, agit sur son environnement en se défaisant de lui-même, et ce dépouillement vital s’émet dans l’espace comme un signe pour que ses semblables se prémunissent à leur tour de la menace qui vient. L’arbre existe en dehors de ce qu’il est singulièrement, et ne communique que pour sauvegarder l’autre de ce qu’il subit lui-même. Toute sa vie est une croissance préservant les puissances de ce qui tente d’advenir. Et nous tentons d’advenir. Nous tentons d’écrire à la manière du cyprès. En bordure de ce que l’homme a nommé la Méditerranée, dans l’ombre de ce que l’homme a omis de nommer, nous tentons d’écrire pour avertir de l’incendie qui vient. Pour dire notre urgence face à un monde qui brûle.

Mais nous ne savons encore que faire du silence qui nous précéda, si ce n’est l’impératif d’un au-delà de la langue, d’un langage qui ne nomme pas, mais qui partage dans la préservation de toute croissance et de toute excroissance. Nous ne sommes pas une menace pour l’espace que nous peuplons, nous sommes une menace pour notre propre capacité à peupler l’espace. La terre nous survivra, et notre mémoire, notre mémoire d’écriture, sera à nouveau tout entière à son silence, tandis que notre puissance d’écriture, à laquelle nous aurons refusé toute actualisation, demeurera face au cosmos une contingence de notre hurlement.

Nous tentons d’écrire, parce que nous hurlons.

Nous hurlons à qui l’entendra. Mais qui l’entendra ?