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Les origines de la notion de monnaie

Les origines de la notion de monnaie
Le texte à pirater.
Le zine à brûler.

Je ne puis, après les instructions de M. le Président, entrer dans de longues considérations — telles qu’elles seraient nécessaires — sur la définition de la monnaie, et sur la façon dont, à mon sens, on pourrait traiter des origines de cette notion. Je vais, cependant, avant de passer aux faits et aux hypothèses que ces faits m’ont suggérées, me permettre de vous donner quelques indications préliminaires.

En premier lieu, il est bien entendu que nous parlons ici de la notion de monnaie. La monnaie n’est nullement un fait matériel et physique, c’est essentiellement un fait social ; sa valeur est celle de sa force d’achat, et la mesure de la confiance qu’on a en elle. Et c’est de l’origine d’une notion, d’une institution, d’une foi, que nous parlons.

En second lieu il ne s’agit pas de montrer une origine, c’est-à-dire un commencement absolu, une naissance pour ainsi dire ex nihilo. Contrairement à l’idée reçue, vous verrez en effet qu’il n’est pas certain qu’il y ait eu, parmi les sociétés que nous connaissons ou que nous nous représentons par hypothèse, aucune qui fût complètement démunie de notions au moins analogues à celle que nous désignons pratiquement maintenant sous le nom de monnaie. Nous ne cherchons donc pas ici comment est survenue tout d’un coup dans l’humanité une idée de monnaie qui lui aurait été d’abord étrangère. Nous cherchons sous quelle forme la plus primitive, la plus simple, la plus élémentaire pour mieux dire, on peut se figurer que s’est présentée, dans les sociétés les plus basses que nous connaissions, la notion de monnaie.

Naturellement il ne s’agit ici que d’hypothèses, d’indications de travail, de données provisoires. Mais une réunion comme la nôtre, si amicale, a précisément pour but de nous permettre de nous communiquer ces idées ébauchées à peine, ces preuves tout juste entrevues et encore insuffisamment mûries dont se nourrit un travail scientifique en voie de réalisation.

*

Je travaillais, il y a environ quatre ans, sur les beaux documents que les missionnaires allemands au Togo ont publiés sur les langues et les nations ewhé de ces régions. Je ne me préoccupais à ce moment nullement de la question des origines de la notion de monnaie. Sur ce sujet je ne connaissais d’ailleurs que l’excellent petit livre du regretté Schurtz1, plein de faits, sinon d’idées. Et si j’avais eu à me préoccuper de la définition des phénomènes économiques, de la notion de valeur et de celle de monnaie en particulier, je n’avais jamais fait de ces questions un objet particulier de mes recherches.

C’est en lisant les documents ewhé, en maniant les textes traduits de M. Spieth et le dictionnaire de M. Westermann que les hasards de quelques remarques m’ont fourni l’hypothèse que je vais vous présenter.

J’étudiais en particulier la notion de dzó équivalente à celle de mana, qui est celle du pouvoir, des substances, de l’action magiques chez les Ewhé. Et, parmi les dérivés du radical dzó, je trouvai dans le dictionnaire de Westermann2, le mot dzonú (Zauber ding), chose magique. « Toute sorte de perle, ou de chose en forme de perle, etc. » C’était un des noms des cauris d’ailleurs si utilisés dans la magie et la religion3 des nations nègres en général.

Autour de ce fait, d’autres faits cristallisèrent très vite et qui formèrent une sorte de système. En voici quelques-uns qui se rapprochent comme d’eux-mêmes.

La notion de mana en Mélanésie, est directement reliée a la notion de monnaie4. Aux Îles Banks et à Santa-Cruz, on appelle rongo (sacré rougé), la monnaie de coquillages qui ailleurs porte le nom de diwarra5.

Un autre exemplaire de la notion de pouvoir magico-religieux, c’est la notion de manitou (plus exactement manido) chez les Algonquins. Or le P. Thavenet6 dit textuellement que les perles des trafiquants étaient pour les Algonquins (Sauteux probablement) les écailles d’un poisson manitou7.

Ailleurs la notion de monnaie est alliée à la notion plus précise de sacré. En Nouvelle-Guinée, comme dans l’archipel Bismark la monnaie, gardée dans les maisons des hommes, porte le titre de tambu. Il y a sur ce point un ancien travail de Schurtz8.

Ailleurs elle est plus nettement en rapport avec la notion de talisman. C’est le cas en particulier dans les tribus du nord-ouest américain, et en particulier chez les Kwakiutl, où le nom de logwa talisman, être et objet surnaturel en particulier, était le vrai nom des paraphernalia des clans, couvertures et cuivres blasonnés, véritable monnaie utilisée au cours des potlatch, de la série des échanges de clan à clan9. Or le sens primitif du mot Lōgwa se rattache à une racine Lōgu, que M. Boas traduit par pouvoir surnaturel10.

En tous ces cas le caractère religieux et magique de la monnaie était fort accusé et dans nombre de populations la notion de monnaie se rattachait nommément expressément à celle de pouvoir magique.

Depuis nous avons poursuivi nos recherches et — est-ce esprit de système ? — nous n’avons guère trouvé de société, suffisamment proche des origines, où le culte et la magie des pierres, des coquillages, des métaux précieux n’aient donné une vraie valeur à ces objets. Les usages religieux de l’or dans l’antiquité, les lapidaires qui firent le tour des civilisations de l’Ancien Monde, le nom de la perle en arabe, barakā (bénédiction = mana bon), tous ces faits se pressent et sont trop connus pour que nous y insistions.

Mais descendons plus bas dans l’échelle des sociétés. Nous avions été depuis longtemps frappés de l’importance qu’ont prise dans un très grand nombre de sociétés très primitives ou très civilisées, les cristaux et en particulier les cristaux de quartz. Nous avions attiré déjà l’attention sur les faits qui concernent l’acquisition de ces cristaux par les magiciens australiens11. Depuis, dans un très mauvais livre, dans le récit, ancien il est vrai, d’une rencontre entre une vieille sorcière et un lieutenant de vaisseau anglais en voyage12 nous avons trouve confirmation de notre hypothèse, de la raison pour laquelle les cristaux décomposant la lumière s’étaient imposés à l’imagination primitive : de l’eau passée au feu et devenue solide et froide, voilà un des premiers mystères que l’homme ait rencontrés. Nous parlons nous-mêmes, de notre siècle, comme la vieille sorcière du Bas Murray.

Mais faisons abstraction de cette anecdote et de cette hypothèse. N’est-il pas frappant que le mythe du quartz, de la montagne de quartz, source de talismans13 se retrouve au nord-ouest américain presque dans des termes équivalents à ceux où on le trouve en Australie ?

Et d’autre part nous avons en Australie non seulement des faits qui ont leur équivalent à ces faits d’ordre purement magique et religieux, mais aussi à ces faits économiques. D’abord, le commerce de ces pierres de quartz et d’autres talismans nous est attesté tout comme leur valeur. Ainsi, chez les Aruntas, MM. Spencer et Gillen ont constaté l’usage des lonka-lonka, de grands coquillages provenant du golfe de Carpentarie, et où est censé descendu le tonnerre14. Le mot lonka-lonka est d’ailleurs un mot du sabir européen, et veut dire loin, loin15.

Et, fait plus remarquable encore, dans ces mêmes tribus, ce ne sont pas seulement ces talismans magiques qui sont objets de commerce, mais aussi les emblèmes sacrés des individus, les churinga16 sont objets d’échange. Et nous avons la preuve qu’il faut voir non seulement des faits religieux mais aussi des faits économiques dans les pèlerinages avec échange et commerce de ces emblèmes totémiques dont Spencer et Gillen nous ont donné des descriptions mouvementées17 ; ces visites entraînent de nombreuses prestations : nourriture, jouissance des femmes, etc., ou bien elles sont faites à leur occasion18. Mais il y a plus, un autre témoin que MM. Spencer et Gillen, M. Eylmann, nous dit expressément, et sans l’ombre d’une idée préconçue, que les churinga, les objets sacrés, car tel est le sens du mot, servent de mesure de valeur dans ces tribus19. Il raconte une anecdote où ses guides, provenant de nations très distantes, lui dirent spontanément que c’était là « l’argent des noirs20 ».

Cela est, peut-être, le biais par où on peut se représenter les formes primitives de la notion de monnaie. La monnaie, — quelle que soit la définition qu’on adopte — c’est une valeur étalon, c’est aussi une valeur d’usage qui n’est pas fongible, qui est permanente, transmissible, qui peut être l’objet de transactions et d’usages sans être détériorée, mais qui peut être le moyen de se procurer d’autres valeurs fongibles, transitoires, des jouissances, des prestations. Or le talisman et sa possession ont, quant à nous, très tôt, sans doute dès les sociétés les plus primitives, joué ce rôle d’objets également convoités par tous, et dont la possession conférait à leur détenteur un pouvoir qui devint aisément un pouvoir d’achat.

Mais, au surplus, n’y a-t-il pas là quelque chose qui tient à la nature des sociétés ? — Prenons un exemple. Le mot de mana dans les langues malayo-mélanéso-polynésiennes désigne non seulement le pouvoir des substances et des actes magiques, mais aussi l’autorité des hommes21. Il désigne également les objets précieux, les talismans de la tribu22, dont on sait de quels échanges, de quelles batailles, de quels héritages ils furent l’objet. Qu’y a-t-il là d’irrationnel, si nous savons nous représenter l’état d’esprit dans lequel ces institutions ont fonctionné. La force d’achat de la monnaie n’est-elle pas naturelle, quand elle est attachée au talisman qui, à la rigueur, peut contraindre les subordonnés des chefs, les clients des magiciens aux prestations qu’ils leur demandent ? Et, inversement, n’y a-t-il pas nécessité, dès que la notion de richesse intervient, sous une forme si vague que ce soit, que la richesse du chef et du magicien réside avant tout dans les emblèmes qui incarnent leurs pouvoirs magiques, leur autorité en un mot, ou qui symbolisent la force du clan ?

Schurtz remarque d’ailleurs très finement23, après Kubary qui avait fait l’observation dans les Îles Palaos24, que l’argent ne fut pas primitivement employé à l’acquisition des moyens de consommation, mais à l’acquisition de choses de luxe, et à celle de l’autorité sur les hommes. Le pouvoir d’achat de la monnaie primitive c’est avant tout, selon nous, le prestige que le talisman confère à celui qui le possède et qui s’en sert pour commander aux autres.

Mais n’y a-t-il pas là un sentiment encore très vivace chez nous ? Et la vraie foi que nous nourrissons vis-à-vis de l’or et de toutes les valeurs qui découlent de son estimation, n’est-elle pas en grande partie la confiance que nous avons dans son pouvoir ? L’essence de la foi en la valeur de l’or ne réside-t-elle pas dans la croyance que nous pourrons obtenir, grâce à lui, de nos contemporains les prestations — en nature ou en services — que l’état de marché nous permettra d’exiger ?

Telles sont, Messieurs, les quelques réflexions que je puis vous présenter avec toutes les réserves que comportent de simples hypothèses de travail, d’un travail auquel je vous prie de collaborer par vos renseignements et par vos critiques.


  1. Grundiss einer Entstehungsgeschichte des Geldes, Weimar, 1898. ↩︎

  2. Wörterbuch der Ewhe Sprache, I. Ewe-Deutshe, Wörters, p. 93. ↩︎

  3. Que les cauris (hotsui) aient été avant tout des ornements talismans, c’est ce que prouve le fait que les colliers de cauris ne sont portés que par les prêtres, magiciens et enfants jumeaux des prêtres et magiciens (v. Westermann, Ewe-Deut., p. 230, col. 1 s. v. hotsui to-to). ↩︎

  4. Codrington, The Melanesians, p. 103, etc. ↩︎

  5. Ibid., p. 325, sq. ↩︎

  6. Tesa, Studi del Thavenet, Pise, 1881, p. 18. ↩︎

  7. Le mot de mi’gis qui désigne les talismans, et plus spécialement les grandes écailles est aussi synonyme de perles (cf. Hoffman, The Mide wiwin of the Ojibwa, VIIth Ann. Rep. of. the Bur. of Ethno, 1891, p. 215, p. 219, p. 220). D’ailleurs le P. Cuoq (Lexique de la langue algonquine, p. 220), identifie mikis à wampum, le collier-monnaie des Iroquois. ↩︎

  8. Preuss. Jahrbücher, 1895, p. 50 sq. ↩︎

  9. Cf. par exemple F. Boas, The Social Organization and the Secret Societies of the Kwakiutl, 1897, les 3 vers de la p. 373 ; cf. Kwakiutl Texts, Memoirs of the Am. Mus. Nat. Hist. Jesup Expedit. 1re série, I, p. 355, l. 18–19. M. Boas a varié de graphies Lōk, ļōg, mais c’est le même mot et ce sont les mêmes choses qu’il désigne. ↩︎

  10. V. Boas et Hunt, Kwakiutl Texts, III, p. 527, cf. I, p. 78, l. 2. ↩︎

  11. Hubert et Mauss, Mélange d’histoire des religions, p. 155, p. 167 suiv. ↩︎

  12. Leigh, Reconnoiteing Voyages, in the New colonies of South Australia, Londres, 1839, p. 160. ↩︎

  13. Cf. Boas, Social Organization, p. 405 ; Boas et Hunt, Kwakiutl Texts, I, p. 111, 15, 20, 2e série, p. 29, l. 25–30, etc. ↩︎

  14. V. entre autres la formule arunta, Native Tribes of Central Australia, p. 545, la formule est mal traduite, il y est sûrement parlé du tonnerre dans l’eau. ↩︎

  15. Cf. Kempe, Vocabulary of the Tribes inhabiting the Macdonnell Ranges. Transact. Royal Society of South Australia, XIV. s v. ↩︎

  16. Sur lesquels voyez Durkheim, Formes élémentaires de la Vie Religieuse, p. 168 sq. ↩︎

  17. Nat. Tribes, p. 159 sq., Northern Tribes of Central Australia, p. 259 sq. ↩︎

  18. Cf. la formule arunta, Northern Tribes, p. 263. ↩︎

  19. Die Eingeborenen Süd-Australiens, 1908, p. 179. ↩︎

  20. Ibid., p. 201. ↩︎

  21. V. Tregear, Maori Comparative Dictionary, s. v. ↩︎

  22. Cf. par ex. les textes traduits par Percy Smith, The Aotea Canoe, Journal of the Polynesian Society, IX, 1900, p. 220, en haut. ↩︎

  23. Entstehungsgeschichte, p. 19. ↩︎

  24. Etnogr. Beiträge, p. 9. ↩︎



Ce texte de Marcel Mauss est issu d’une communication prononcée à l’Institut français d’anthropologie lors de la séance du 14 janvier 1914.