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Les Flux et les Choses

Les Flux et les Choses
Le texte à pirater.
Le zine à brûler.
Le verbe à placarder.
Le monde à explorer.

 

Texte plutôt solide et subalterne à propos de la recherche d’une certaine liquidité et de quelque autonomie.

 

Certains mouvements se constituent en évitant toute figure fondatrice ainsi que tout porte-parolat attitré. Ce sont ceux qui, plutôt que de définir des lignes à suivre, par des interventions qui n’ont un appui que transitoire, estompent leurs propres bords. Les individus qui y participent sont plus le support temporaire d’un flux qui les dépasse que des membres identifiés d’une structure socialement reconnue. Se dérobant, avec plus ou moins de succès, aux institutions, ils s’introduisent volontiers dans les interstices et les fissures du social — qui se déclare, de ce fait, et avec raison, en danger. Ces collectifs sans forme exercent ainsi la force pressante des liquides, ce qui les rend d’ailleurs insaisissables, à moins qu’on leur applique, de l’extérieur ou de l’intérieur, une forme contenante qui fixe, malgré eux, leur mouvement.

Pendant leur déploiement, ces collectifs, ces liquidités, produisent, avant, pendant et après leurs actions, des textes (des affiches, des livres, des pamphlets, des sites Internet, des émissions radio, des nouvelles du front, des comptes rendus à la destination des sympathisants, des plans d’action pour la base rapprochée de militants, des discussions en assemblée, des slogans, des mots d’ordre, des poèmes, des chansons…).

Or tout texte, en tant que nécessaire concrétisation renouvelée d’un dispositif, impose lui-même la forme des rapports qu’entretiennent celles et ceux qui, à travers lui, se regardent (qu’ils le fassent comme auteurs ou comme récepteurs) — c’est ce qu’on peut appeler la violence formelle du texte. Tout le problème est que les dispositifs textuels connus ne savent générer que les rapports sociaux qu’ont chosifiés les institutions qui les ont engendrés. Il est par conséquent nécessaire de penser des formes de textualité qui soient des corrélats acceptables de l’expérience de la fluidification du collectif.

 

 

Il n’y a pas le temps.

 

 

Un texte autonome est un texte dont la source n’a pas d’importance, mais qui s’associe pour cette raison précisément à une forme non pas individuelle mais multiple ou, mieux, collective. Cette forme n’est donc pas vraiment une origine, car le texte autonome ne se déploie ni à partir d’un point qui lui est extérieur ni grâce à une voix qui le profère ; le texte autonome ne se prétend pas l’expression d’une subjectivité énonçante.

Un texte autonome n’est pas un texte anonyme, car le texte anonyme se présente comme associé à un manque, alors que le texte autonome se présente comme produisant de lui-même les modes d’action qui vont caractériser l’entité individuelle ou collective à laquelle indéfectiblement on va l’associer. Le texte autonome est insolent, s’il lui arrive, contre son gré, d’être signé, il dit « me voilà et voici mon excroissance, ma malformation : mon signataire ».

 

 

Être à l’affût.

 

 

Le texte autonome s’oppose au texte subalterne. Celui-ci dépend d’une source qui donne au texte, par la concentration de significations dans le nom propre (la biographie de l’auteur, son statut, ses filiations, ses prises de position), une fixation dans l’histoire des institutions et des jeux intersubjectifs.

Un texte liquide est un texte toujours inachevé. Mais inachevé non pas par les aléas de la vie ou de la mort : intrinsèquement inachevé. Un texte reposant sur le présupposé de l’impossibilité de sa propre fixation. Un texte liquide est, par conséquent, et par définition, en cours de construction. Au moment où on le déclare fini, il se solidifie.

Un texte liquide n’est pas daté, n’a pas d’histoire : c’est le résultat précaire d’interventions multiples. Et peut-être même invisibles, car l’intervention en elle-même ne compte pas vraiment (à quel moment cette modification a-t-elle été produite, par qui, pourquoi ?) — un texte liquide est réfractaire à sa propre archéologie, n’offre aucune prise à son étude génétique. Un texte liquide n’est pas parcouru : on s’insère dans ses mouvements de flux et de reflux, ses profondeurs et sa surface.

 

 

Le texte liquide idéal, bien entendu, est autonome.

 

 

Un texte liquide est corrélatif d’un flux sémantique. On peut dire que le sens fait flux lorsqu’il est pris dans des processus de confrontation, ce qui le rend instable. Fixer un flux lui donnera sa forme, mais ce sera toujours une contention et un acheminement de la force qu’il porte, d’où le fait que le flux n’ait pas de support privilégié (tout lui convient, mais tout lui convient imparfaitement). La nature du flux sémantique est paradoxale : il n’aura de possibilité d’être saisi qu’à condition qu’on le fixe, malgré lui, car le flux appelle toujours à son propre débordement. Le flux sémantique s’oppose au sens figé, au sens devenu chose.

 

 

Travaillons comme si nous étions éternels.

 

 

Les institutions « langue française », « langue castillane », « langue… » sont des dispositifs de combat. Mais leur rôle n’est pas de défendre, de maintenir ou de renforcer des États-nations. Elles font la police des flux au nom de la chose.

Le texte-racine est parcouru de bas en haut, de haut en bas. Le texte-rhizome est tentaculaire, il ne prévoit aucune direction pour son parcours. Le métro parisien est en ce sens un texte-rhizome. Un texte-flux n’est pas parcouru : il est fait de mouvements qui nous sautent dessus.

Un texte solide est rattaché à un sens devenu chose. Les textes solides émergent en tant qu’incorporés, c’est-à-dire associés au corps d’un individu qui l’aurait produit. Même là où le texte ne se donne pas à voir explicitement comme le geste effectué par un corps, on cherchera systématiquement la signature cachée : il nous est insupportable de ne pas reconnaître le corps qui nous parle, d’être confrontés à une parole autonome.

 

 

Oui, on manque de préparation. Et en même temps nous nous préparons depuis des millénaires.

 

 

Un texte stratifié est un texte constitué d’une multiplicité de strates ou couches superposées. Chaque strate d’un texte concrétise d’une manière singulière des éléments des autres. Les textes stratifiés s’opposent aux textes plats, dans lesquels tout est disposé de sorte à éviter l’émergence de niveaux différents : ordonnances, modes d’emploi, appels d’offres, réglementations.

Les rapports entre les strates d’un texte non plat sont variables. Une strate peut tirer des fils que l’autre suggère, se concentrant sur ce que l’autre laisse en filigrane. Faire émerger ce que l’autre cache, donnant à voir ses angles morts. Les strates peuvent fonctionner en parallèle jusqu’au moment où ils se rencontrent. Ou bien commencer d’un point commun pour, progressivement, diverger.

Le nombre de strates n’est déterminé que par la nécessité (contingente) de déployer des sous-textes parallèles : mutuellement interdépendants, mais comportant des degrés variables d’une relative autonomie. La lecture d’un texte stratifié n’est pas commandée strictement par la matérialité langagière, mais elle n’est pas non plus laissée au libre arbitre. Elle consiste à agir sur des surfaces qui sont elles-mêmes agissantes. À agir, non pas au sens de la théorie sémiotique, pour construire une interprétation personnelle, mais au sens presque physique du terme : prendre les surfaces une à une pour les mettre en rapport les unes avec les autres, établir des points de contact, frotter une surface contre l’autre. Combiner les surfaces en une seule entité et faire émerger leur action commune.

 

 

Faire la liste des apports à une pratique réelle du flux.

 

 

Les types de textes sont des dispositifs, et comme tout dispositif, ils préfigurent matériellement des manières d’affecter et d’être affecté. Pense aux relations interaffectantes préfigurées dans une sentence judiciaire, dans un avis de recherche, dans une lettre d’amour.

Les milliards de textes subalternes, solides et plats qui donnent forme à nos relations (et donc à nous-mêmes) nous rendent subalternes, solides et plats. Autrement dit, en lisant, en écrivant, en parlant, en écoutant, nous devenons fatalement des choses.

Les infos crient au danger : l’intelligence artificielle dominera le monde. Son pouvoir secret ? Produire, grâce à des algorithmes, des textes qui ressemblent comme deux gouttes d’eau à ceux que nous écrivons de nos petites mains. Mais la vraie réussite du pouvoir chosifiant est autre, et elle est bien plus vaste : c’est de nous avoir modelés depuis des siècles pour qu’on parvienne au point que les textes que nous produisons soient reproductibles à l’identique par des algorithmes. Nous avons donc désormais la preuve irréfutable que l’intelligence artificielle, nous l’incarnions déjà quotidiennement à l’école, au travail, au cabinet médical, dans nos programmes politiques, dans nos relations amoureuses et dans nos articles scientifiques. La fascination que le dispositif produit chez certains et le dégoût qu’il provoque chez d’autres ne sont pas sans rappeler les sentiments que provoqua cette autre confrontation soudaine à une image monstrueusement vraisemblable de nous-mêmes que fut l’irruption de l’inconscient freudien.

 

 

Avoir une morale guerrière — c’est-à-dire sélective.

 

 

L’expérience d’un collectif en train d’avoir lieu est irréductible à la somme des expériences individuelles. Si ce collectif aspire à « se dire », à exister dans le langage, il lui faut un type de textualité qui lui corresponde. Or la production textuelle a été dominée par les institutions, donc constituée pour rendre productives des forces chosifiantes. Prends la science : son rôle n’est pas de décrire les choses du monde, mais de capter des flux pour les transformer en choses (quelle serait une méthode scientifique qui allierait la production de textes liquides, autonomes et multistratifiés à la prolifération de flux sémantiques ?). L’écriture elle-même apparaît comme concrétisant dans chaque mot, dans chaque phrase, une nouvelle emprise de la chosification sur l’expérience. Tout se passe comme si en parlant ou en écrivant, telle la jeune fille ensorcelée qui ne peut que cracher des diamants, on n’avait d’autre choix que de vomir des choses.

Produire des choses est rassurant. Mais comme tout ce qui rassure, la chose ment. Car elle expulse en dehors de ses limites, d’un seul et même geste, l’insubordination, la pluralité et le mouvement. Le flux, lui, fait peur.

 

 

Comment faire parler les flux sans les chosifier ?

 

 

S’il faut agir maintenant, alors on ne va pas se soucier des détails. Faire flux se fait avec les moyens du bord. Certains avancent, d’autres reculent, d’autres volent sans être vus, d’autres sont pris en flagrant délit : quand il s’agit de battre les choses en brèche, la règle consiste à aller vite, tout faire sauf attendre. Il faut y aller à la hache, d’autres affineront plus tard. Si on trouve, on prend sans demander. Fini la politesse, l’inviolabilité des héritages et les limites des écoles de pensée. Nous ne savons pas encore ce que nous pouvons.

 

 

Cours.

 

 

Même si des commentateurs s’acharnent souvent à trouver les individus ayant participé au collectif ayant produit un texte autonome, même si les individus eux-mêmes dévoilaient leur participation à l’écriture des manuscrits, les textes autonomes, eux, se présentent comme surgissant d’eux-mêmes, comme produisant d’eux-mêmes le collectif qu’ils sécrètent, qui est au demeurant nommé ici « collectif » non pas par opposition à « individu » mais plutôt en référence à une pure forme dont la substance est la somme d’actions portées par le texte et dont l’identité des êtres qui l’occupent est anecdotique. Ou encore : parmi les actions portées par le texte on trouve l’engendrement d’une forme-signataire, c’est le texte au bout du compte qui produit l’agencement collectif d’énonciation. Certaines productions qualifiées habituellement d’anonymes sont en réalité autonomes (les récits populaires transmis oralement). Lascaux est autonome, liquide et stratifié : des strates intrinsèquement inachevées (on pourrait les continuer à l’infini) ne s’associant ni à une source ni à une voix et se rencontrant d’une manière singulière pour déployer une force propre à leur articulation. Lascaux est corrélatif d’un flux sémantique. Les cahiers de doléances de 1789 : textes autonomes (face à l’un de ces cahiers, peut-on se demander vraiment qui l’a « fait » ? cette question n’a simplement aucun sens), liquides (voués à être continués ad libitum), stratifiés (les exigences diverses s’interconnectent ; connecter les cahiers entre eux produit de nouvelles instances de sens) : les cahiers de doléances font flux.

La maîtrise de la liquidité textuelle et de la fluidité du sens exige des efforts de coopération (celui qui s’affranchit des choses en solitude accomplit un type spécifique d’échec du flux, et en cela, en dernière instance, sert la cause des choses), de composition et d’appropriation démesurés. Cette démesure rend la tâche apte à dénaturaliser les processus d’action collective disponibles. Autrement dit, la confrontation au risque et au hasard que comporte la production nécessairement collective d’un texte liquide devrait affaiblir, au moins temporairement, les mécanismes par lesquels nous répétons encore et encore des patrons de sociabilisation.

 

 

Un jour j’ai rêvé que je fluais et j’ai ressenti un bonheur violent presque vertigineux.

 

 

Non, le réel n’est pas un texte à interpréter. Mais les textes ne sont pas là non plus pour être interprétés. Faire flux, c’est prendre acte de l’illusion du signe, car le but, ce n’est pas d’être compris, mais de déchaîner des variations.

 

 

Quel est le diagnostic ? C’est simple. Regarde-toi. Te reconnais-tu ?

 

 

La question qui nous est imposée est donc s’il est possible de rester dans le texte, voire dans le langage — nous y semblons tout de même condamnés —, et passer d’une (re)production de choses à la création de flux, qu’il nous revient d’explorer en même temps qu’on les engendre, comme un nouveau-né qui découvrirait le monde au fur et à mesure qu’il le construit de toutes pièces avec ses propres mains. Sauf que le monde n’est pas une page blanche, qu’il est saturé de choses et que nos mains sont elles-mêmes des choses ne comprenant que le code de la chosification. Toute la difficulté est qu’il faut à la fois déchosifier l’outil, le support, la matière et le but, et que chacune de ces instances comporte son propre principe de résistance à sa déchosification, c’est-à-dire à sa mise à mort. Une fois parue, toute chose tend, par elle-même, à persévérer dans son être : la chose sait qui elle est et entend le rester. Le flux est incapable de décliner honnêtement sa propre identité.

Tout cela a été dit et redit. Mais il faut toujours et encore tout recommencer. Les interstices ne s’ouvrent qu’à force d’insistance. Pour faire quoi ? La question est mal posée. Il semble juste impensable de rester immobile face à l’avancée implacable des choses. C’est un appel à une recherche conceptuelle et à une expérimentation formelle, qui ne seraient que les deux faces d’une même démarche d’investigation. D’un côté, une recherche qui porte ses efforts sur les aspects ontologiques et les implications politiques des problèmes ici ébauchés. De l’autre, une expérimentation méthodique de modes d’autonomisation, de liquidité et de stratification textuelle et, partant, de déchosification du sens.