Le matin du 29 juillet, quelques jours après une vague de chaleur intense que, dans le jargon de mes contemporains, on appelle canicule, je m’assis à une table, qui devint ma table d’écriture, pour écrire. Quoi ? Je ne le savais pas alors. Je n’avais d’autre projet qu’écrire. Ce qui, évidemment, n’était pas un projet du tout, mais plutôt une sorte de projet négatif, d’antiprojet. Et, m’asseyant à ma table d’écriture, il me sembla que c’était cela qu’il fallait faire et cela qu’il fallait poursuivre, ou chasser, ou fuir, je ne sais pas, mais la notion même de projet. Ne souffrons-nous pas d’être toujours en avance sur l’avenir ? me suis-je demandé. — Et en retard sur nous-mêmes.
Désormais, toute table sera ma table d’écriture.
Allant dans le jardin de la maison que nous avions louée pour les vacances afin d’y étendre sur le dossier d’un banc la serviette avec laquelle je venais de me sécher, ce matin-là, à demi nu, une sensation passa tout d’abord inaperçue. Je ne le compris qu’après, quand je la perçus réellement. Quand elle arriva à ma conscience (mais est-ce ainsi qu’il faut le dire ?), je faisais quelques pas dans l’herbe mouillée du jardin. La rosée sous mes pieds, je ne l’avais pas sentie, mais elle était là. N’est-ce pas le destin des sensations de venir en retard, me suis-je encore demandé, et ce que nous appelons du nom de conscience, est-elle autre chose qu’un enregistrement de la latence entre le temps et nous ? Du retard. Nous vivons une existence qui a déjà eu lieu sans nous. Mais nous ne lui courons pas après, non, nous la remarquons trop tard. Après coup. C’est tout.
J’avais commencé d’écrire depuis quelques minutes à peine quand Daphné vint me réclamer un câlin1. Je lui répondis que j’étais en train d’écrire. Elle insista, m’interrogea, je perdis mon sang-froid. Elle retourna dans sa chambre. Je me remis à écrire, cherchant à renouer le fil de mes phrases, rompu, comme il arrive toujours qu’il se rompe. Et nous avec lui.
Il ne faut pas craindre les interruptions, il faut vivre avec.
Je décris ceci — j’entends : cette scène avec l’enfant —, qui n’est pas à mon avantage, à ma gloire moins encore, pour montrer que je ne cache rien. Ainsi, je serai ici sans dissimuler, sans mentir, sans rien cacher, avec ma langue sincère. Et désormais, le serai toujours.
Je n’ai que faire de ma gloire.
Notre conscience est toujours en retard sur nous-mêmes. Elle nous poursuit. Ce retard est-il à l’origine de la signification morale que l’humanité a donnée à la conscience ? Ce retard est-il à l’origine du remords ? Ce remords est-il notre origine ?
Le réel a déjà eu lieu. Et ce que nous appelons la réalité n’est en vérité que le résidu immobile de tout ce qui bouge, de tout ce qui passe, de tout ce qu’il se passe, tout le temps. On pourrait évoquer le passé, mais il n’y a de passé qu’enregistré, perçu et aperçu. Le passé égale la conscience. Passé, conscience, réalité — tous ces mots sont des synonymes.
Là où j’étais assis, devant un mur bleu gris, j’entendis un chien qui hurlait, pleurait, me semblait malheureux. J’écoutai sa plainte déchirante, et en fus ému. Non pas aux larmes, — plus profondément. Alors, l’écoutant, je notai : tout se détermine dans la peur, la peur d’être seul, de mourir, de ne plus rien avoir à dire, de n’être pas entendu. De n’exister plus. Est-ce la peur qui nous incite à nous projeter dans l’avenir, à ne vivre jamais là où nous sommes, quand nous sommes, mais à toujours chercher au contraire un temps d’avance ? Pensant à moi-même, c’est-à-dire à tout le monde, j’ajoutai encore : qu’est-ce qui me distingue de ce chien qui hurle à la mort, à la lune, à ses maîtres et possesseurs, à l’absence ?
Nous n’aurons jamais un temps d’avance sur la mort.
Là où j’étais assis, devant ce mur bleu gris, je songeai à cette peur qui est la mienne, la peur des chiens, ma peur de chien, cette peur que personne ne m’entende plus, que personne ne veuille plus jamais m’entendre, cette peur aussi de n’avoir été qu’un imposteur, d’avoir fait illusion quelque temps, avec mon imposture, et d’être à présent démasqué, et donc seul, les choses étant enfin rentrées dans l’ordre (mais quelles choses ? mais quel ordre ?). Et alors, il me sembla que je venais de retrouver un état que je n’aurais jamais dû quitter : quelqu’un parle tout seul et personne ne l’entend — personne n’a envie de l’entendre, mais il parle, non, il écrit quand même personne ne l’entendrait jamais, ne le lirait jamais. Qu’est-ce sinon, écrire ?
Quoi qu’il arrive, j’écris.
Qui suis-je, sinon qui parle au mur ?
« Un jour, tout ce que j’écris sera à toi », me dis-je, m’imaginant que je parlais à Daphné. Et m’interrogeai : Est-ce terrible ou merveilleux ?
Toutes les questions peuvent paraître absurdes. Comment s’en poser une dont l’absurdité recèle quelque profondeur ?
Mais ne fais pas comme nous faisons toujours, — ne fais pas comme s’il n’y avait qu’une seule question. Et ne fais pas non plus comme si, cette question, tu devais un jour la trouver enfin. Si jamais, par impossible, tu la devais trouver, tu te rendrais compte qu’elle n’appartient pas à ce genre de questions auxquelles on sait répondre.
Cherche ou ne cherche rien. Attends ou n’attends pas. Sois ou ne sois pas. Impératif. Fais quelque chose.
Une nuit, comme gisant lisant je ne dormais pas, j’entendis des pas dans la rue sur laquelle donnait la maison où nous passions les vacances. Je ne me levai pas pour vérifier, mais il me sembla que c’était les pas d’une femme qui portait des talons. Entendant cela, je me dis qu’ils faisaient un bruit étrange, c’est-à-dire : un bruit hors du temps. Ce bruit-là de ces talons-là aurait pu être le bruit qu’auraient fait des talons de femme dans un roman policier du milieu du XXe siècle, mais ce jour-là, même dans cette petite ville de province, un peu en retard, elle aussi, sur son temps, ils ne me parurent pas à leur place. Ils faisaient un bruit étrange, mais ce n’était pas leur bruit qui était étrange — non, ils faisaient simplement un bruit de talons —, c’était autre chose. Je détournais mon attention de ces talons pour me remettre au livre que j’étais en train de lire2 quand, quelques pages plus loin, je fus soudain arrêté par une perception que la lecture avait rejetée au second plan. Je m’arrêtai de lire sans comprendre tout de suite ce que j’étais en train d’entendre. Peut-être parce que ce n’était pas logique, ou pas normal, ou je ne sais pas très bien comment le dire, même aujourd’hui, peut-être parce que je n’aurais pas dû avoir cette perception-là. Je m’adressai à Nelly à voix basse (Daphné dormant dans la pièce à côté) pour lui demander : « Tu entends ce bruit ? », mais elle s’était déjà endormie. J’écoutai ce bruit avec attention et cela ne fit aucun doute : c’était le bruit des talons que j’avais entendu plus tôt. Je crus d’abord que c’était la même femme qui repassait dans l’autre sens, mais ce que la lecture avait caché à ma conscience m’apparut soudain : c’était le même bruit de talons et, pendant tout ce temps, il n’avait pas changé, il ne s’était pas arrêté, il avait toujours été là. Le bruit des talons ne s’était pas éloigné pour revenir, comme quand quelqu’un passe dans une rue pour aller quelque part et puis, après y être parvenu, s’en revient en reprenant la rue, mais dans l’autre sens, ou arpente la rue, allant et venant sans arrêt, dans l’attente de quelque chose ou de quelqu’un ou de rien ni personne. Non, c’était le même bruit des mêmes talons au même endroit. Il n’y avait eu aucune variation. Je me redressai dans mon lit, et prêtai l’oreille avec encore plus d’attention. Le plus étrange, ce n’était pas ce bruit ne varietur — un tel bruit pouvant s’expliquer par le fait rationnel que quelqu’un était en train de faire du surplace sous mes fenêtres sur le trottoir d’en face, après tout, comme je ne suis pas du coin, j’ignore peut-être que tous les lundis ou tous les jeudis, je ne me souviens plus du jour que c’était, une femme fait du surplace à cet endroit-là de cette rue-là —, mais qu’on aurait dit que quelqu’un était en train de descendre ou de monter la rue constamment. Constamment, mais sans bouger. Ce bruit de pas, c’était le bruit de pas de quelqu’un qui traversait continuellement la rue sans pour autant bouger, de quelqu’un qui marchait sans marcher, se déplaçait sans se déplacer. Comment le dire ? Comment dire l’impossible ? Moi, je ne sais pas. Pour le dire de manière moins impossible, de l’endroit où je me trouvais allongé à moitié dans mon lit, j’avais l’impression d’entendre le bruit des talons d’une femme en train de monter la rue — ou de descendre mais, pour décrire exactement ce que je percevais depuis mon poste d’observation, je dirais qu’elle était en train de monter la rue, de ma gauche à ma droite en quelque sorte, même si le lit est parallèle à la fenêtre, encore une fois, c’est la description la plus simple que je puis faire — et de me déplacer avec elle dans la mesure où je n’entendais pas le bruit s’éloigner — ce qui devrait être le cas quand on entend quelqu’un passer sous ses fenêtres cependant qu’il monte la rue où se trouvent ces fenêtres —, mais continuellement le même bruit, avec la même résonance, la même intensité, la même hauteur, toujours le même bruit sans crescendo ni decrescendo, sans la moindre variation, ne serait-ce que la plus infime. Or, comme je ne me déplaçais pas, moi, enfin, du moins, je n’en avais pas la sensation, elle tourne, c’est vrai, mais ce n’est pas ce que je veux dire, comme je ne me déplaçais pas, moi, même en situant les choses de mon point de vue, c’est-à-dire celui de l’observateur, le phénomène n’en était pas moins impossible. Il était tout aussi possible. Finalement, mettant mon courage sur mes pieds, je décidai de me lever et d’aller à la fenêtre. Je crois que si j’avais tardé tant à le faire, préférant analyser la possibilité d’un semblable phénomène impossible depuis mon poste d’observation allongé, ce n’était pas à cause de la peur que je ressentais — j’avais bel et bien peur, mais comment n’aurait-on pas peur devant un phénomène qu’on ne parvient pas à expliquer parce qu’il est, selon toute apparence, inexplicable ? — ou, du moins, pas cette peur-là, mais parce que j’avais peur d’être déçu, et pire encore : je savais que j’allais être déçu. Tant pis, me dis-je. Et je me levai. J’ouvris les volets en tâchant de ne faire aucun bruit. Dans la rue, parfaitement éclairée par le lampadaire qui se trouvait à main gauche de l’autre côté de la rue (le côté pair), je vis ce que je redoutais de voir : personne. Comme ce n’était pas un phénomène optique, mais acoustique, inférai-je inconsciemment, il n’est peut-être pas étonnant que je ne voie rien. Aussi fermai-je les yeux et écoutai-je avec la plus grande attention. Rien. Plus le moindre bruit dans la rue. J’aurais voulu m’assurer auprès de Nelly que je n’étais pas fou, que je n’avais pas fait un rêve, mieux : que je n’étais pas en train de faire un rêve, ni un cauchemar, non plus, mais, comme on l’a vu précédemment dans ce bref récit, Nelly dormait. Respectant son sommeil, je ne dis rien. Je me contentai de refermer les volets et retournai me coucher. J’éteignis la lumière. Pendant quelques minutes, ainsi, dans le noir, ne bougeant pas, respirant le moins possible, je demeurai l’oreille tendue, attentif à déceler le moindre bruit, le moindre claquement infime du plus léger des talons. Rien. Personne.
Là où j’étais assis, devant ce mur qui me parut moins bleu que gris, ce jour-ci, sans doute était-ce l’effet de la pluie, je ne m’efforçais pas de surmonter la peur que j’avais exprimée la veille, j’essayais de l’abandonner, à pourrir dans un recoin du temps, un recoin de l’univers. Peu importait où, du moment que c’était loin de moi.
La nuit, j’avais rêvé que je mourrais de morts dont d’autres étaient morts déjà.
Question impie : Chanter faux à la gloire de Dieu, est-ce chanter la gloire de Dieu ? C’est toute une civilisation, de fait, qui s’est effondrée, et nous avons beau en admirer les ruines — elles sont là, tout autour de nous, et chaque jour qui passe, nous comprenons un peu moins ce dont elles sont les ruines, et chaque jour qui passe, nous devenons un peu plus des ruines —, nous n’avons pas la moindre idée de ce que nous pourrions faire d’autre avec. C’est là, mais à quoi bon est-ce là, à quoi bon est-ce ? Personne ne le sait, et qui affecte le contraire ment. Ces débris sont trop jeunes encore. Ils sonnent creux. Et un Chinois y est plus à sa place que n’importe lequel des Européens.
Le matin, tout en me changeant (même modèle, différente couleur), j’avais déplacé les petits fétiches de pierre ramassés en chemin les jours précédents dans la poche intérieure de la poche droite de mon bermuda. Et ces gestes — ramasser d’insignifiants petits cailloux, les glisser dans une poche où je pouvais les toucher avec mes doigts et les porter avec moi — me paraissaient avoir une importance considérable.
Fais attention au temps. Oui, sois tout ouïe pour lui.
Tous les soirs, à peu près à la même heure, un chien hurlait. Cela durait une heure ou deux. Et puis, il s’arrêtait. Un soir, par hasard, je n’étais pas sorti pour cela, j’aperçus le chien qui hurlait derrière le portail en bois d’une maison. C’était une sorte de chien de traîneau, je ne m’y connais pas en matière de chien, mais c’est ce que je dirais de lui si on me le demandait, de la race de ceux que l’on s’attendrait à trouver aux alentours du pôle Nord, mais pas dans une petite ville de province à moins de deux heures de Paris, plus ou moins à l’abandon, plus ou moins maltraité. D’un blanc tirant sur le gris, des yeux très clairs, quand je le vis à travers deux planches un peu plus écartées que les autres, au-dessus de l’endroit où les deux portes du portail se verrouillaient, je tapai spontanément dans mes mains, deux ou trois fois. Soudain, le chien cessa de hurler. Moi aussi, comme en réponse, de mon côté du portail, je m’arrêtai un instant. Il n’y avait plus le moindre bruit. Je compris que le chien retenait sa respiration. Et la mienne. Comportement probable de qui attend une présence qui ne vient pas, ou trop tard, de qui ressent la solitude, et la tristesse. Pose une question à laquelle personne ne sait répondre. Je repris mon chemin. Et très vite, l’entendis qui recommençait de pleurer.
Pense à tout ce que l’on s’inflige, s’il est vrai que, ironie de la morale, et quand même on ne le voudrait pas croire, tout ce que l’on inflige à l’autre, c’est à soi-même avant tout qu’on l’inflige.
Il m’a toujours semblé étrange, je veux dire : infiniment loin de moi, d’acheter un chien ou de faire un enfant pour s’évertuer ensuite à le faire souffrir. Même si je ne sais pas très bien comment l’on passe du chien à l’enfant sans solution de continuité, je me demande : D’où vient ce besoin de s’en prendre au plus faible pour exercer son pouvoir de faire le mal — pure destruction ?
Questions naïves, certes — y en a-t-il d’autres ?
Les nuages au loin semblaient des automates digitaux. Ils flottaient sur l’écran du néant. Meublaient le fond du champ perceptif comme échoués sur le récif infini. Où ai-je lu un jour que, pour les Grecs anciens, le ciel et la mer ne faisaient qu’un ? Est-ce moi qui ai inventé cette antique croyance ? La connais-je par ouï-dire ? L’ai-je rêvée ? Lever les yeux à la mer et s’immerger dans le ciel des idées. Décision d’embrasser toutes les valeurs. Et de les congédier toutes.
Y a-t-il des questions autres que naïves ?
Dans la chambre à côté de celle où je m’étais installé pour écrire, j’entendais Daphné qui jouait, enfouie en plein été sous un épais édredon aux motifs cachemire. Je ne distinguais pas ce qu’elle disait. Pour cela, il m’aurait fallu arrêter d’écrire, perdre le fil des phrases que je m’efforçais de renouer. Je n’entendais de ses histoires, de ses discours, de ses dialogues inventés, que les [ʃ] et les [ʒ] qu’elle ne prononçait correctement que depuis peu et avec une intonation que je trouvais si belle que, chaque fois, elle me faisait sourire de ravissement. Dehors, dans la rue, les gens sortaient déjà les poubelles qui seraient ramassées quelque douze heures plus tard, au petit matin. C’était la fin de l’après-midi, et je venais de me poser la question que voici : Si je devais n’écrire plus qu’une ligne par jour, une ligne par mois, une ligne par an, une ligne de toute ma vie, serais-je encore un écrivain ?
Y a-t-il des questions autres que pétrifiées d’angoisse ? Mais les questions ne médusent pas, elles mettent en mouvement, ne crois-tu pas ?
M’en étant allé courir, comme tous les jours, pour tenter l’impossible, à savoir : battre la mort, ou (plus prosaïquement) lutter contre le mal par excellence de nos temps très modernes : l’obésité — trop de graisses, trop de références, trop de sucres, trop de sources, trop de produits chimiques, trop de distance, trop d’idées, trop de mensonges, trop de vérités, trop de tout, trop de rien, et caetera —, m’en étant allé courir, je revenais en longeant la rivière qui coule non loin de la maison, quand je croisai un homme assis, les yeux rivés sur son téléphone. Quand il m’entendit, ou sentit ma présence, il me jeta un regard furtif, puis replongea dans son écran. Un chiot lui était attaché par une corde. Lui aussi, il me regarda, mais il réagit à mon apparition en allant se cacher entre les jambes de son maître, qui lui lança un sévère et menaçant : Eh oh, tu fais quoi, là ? que je trouvai déplacé. Le chiot aussi, qui eut peur, me sembla-t-il, et quitta le refuge qu’il avait trouvé. Il n’y aura pas d’abri pour toi sur cette terre, pauvre petite bête. Ce n’est pas ce que je pensais sur le moment, mais plus tard, en écrivant seulement. Après avoir dépassé cet étrange couple, j’eus l’intuition que l’homme, parlant ainsi à son chien, devait parler ainsi à tout le monde, femme et enfants, s’il en avait (pourvu que ce ne soit pas vrai), comme à des bêtes.
Nous sommes de pauvres petites bêtes.
Un éclair de lucidité ou une élucubration, je ne sais. Quelle différence cela fait-il ?
Je connais les explosions de l’enfant, sa violence incontrôlable, l’éruption, le refus d’un monde qui ne se plie pas à sa volonté, pire : qui ne ressemble pas à ses désirs, qui nie là où elle s’affirme ; — ce sont les miennes, toutes. Et je me déteste en elle. Et je m’aime en elle. Et cela, c’est l’existence.
Pas un livre pour convertir ni un livre pour divertir. Pas un juste milieu. Un livre pour exister. Un livre impossible et inclassable, tel que toute vie devrait l’être. Un livre classable3 est un livre rendu possible par un autre, autorisé, qui peut avoir des mérites — pourquoi n’en aurait-il pas ? tout ne mérite-t-il pas d’exister ? —, mais sauve toujours les apparences, cherche à reconstituer avec lui-même et les autres une unité, à renouer avec une existence passée, morte, finie. En retard, tous les livres classables, toutes les vies possibles le sont. Pas un livre pour convertir ni un livre pour divertir, un livre pour inventer, tout inventer, rivé sur le néant.
Assis à ma table d’écriture, j’entendis les cloches de l’église sonner. Église déserte, délabrée, célèbre pourtant, enfin, un peu, hangar à touristes, enfin un peu, médiocre support de communication, vestige fragile d’une civilisation finie, pas accomplie, comme une bête qui souffre trop : achevée. Les civilisations s’achèvent. Elles s’accomplissent dans la forme que prend leur anéantissement. Et ensuite, elles passent. On s’en souvient, comme de jolies histoires à raconter auxquelles personne ne croira plus jamais.
Quelle est ma civilisation ? (Pense à la civilisation de qui ose chanter faux à la gloire de Dieu, voire de qui ne chante pas du tout.) Me posant la question, je savais ce que j’allais y répondre : De civilisation, je n’en ai pas. Ma question était donc malhonnête, mais la réponse, elle, non pas moins vraie.
Le paysage tout autour de la route défilait aussi vite que les idées, rien dans l’esprit que ce que les yeux voyaient, rivés sur l’asphalte, le bitume fondu, durcissant ensuite, qui avait gardé traces des passages successifs. Depuis mon habitacle vitré, je pouvais apercevoir de petits animaux morts — lièvres, hérissons, divers oiseaux écrasés ou, plus gros encore, un marcassin renversé, figé là, sur ma gauche, impotente statue, figure hiératique de l’abandon. Découverte en passant, la nature est hostile. Et la nature humaine, — pire.
Je suis un civil sans civilisation.
Et tout ce que je ne peux pas dire.
Est-ce qu’un corps qui tombe est plus lourd que ce même corps qui ne tombe pas ? Ou bien s’affranchira-t-il, à la faveur d’un paradoxe grave — le paradoxe des graves — des lois de la pesanteur ? Qu’est-ce que l’échec ? La chute ou le renoncement, l’exercice de l’effondrement ou notre manque d’imagination ?
La nuit durant, je m’étais réveillé, saisi par la certitude de mon échec, l’obsession d’être non seulement un écrivain raté, ce qui passe encore (a-t-on vraiment besoin d’écrivains, réussis ou pas, a-t-on réellement besoin d’un écrivain de plus ?), mais — qui plus est — d’être un raté tout court, une sorte de parasite dont les victimes, consentantes ou non, dormaient ici, dans mon lit même ou non loin de moi : mon enfant et sa mère, mon épouse. J’en voulus soudain à la terre entière, et à moi-même plus en particulier. Et puis, me rendormis. Dieu merci, me dis-je au réveil, je ne souffre pas d’insomnie.
Dans le jardin public, l’enfant jouait. Je la regardais de loin. Pour ne pas la déranger.
L’enfant, notai-je aussi dans mon cahier — et cette fois, par enfant, j’entendais une manière d’enfant en général, un concept, et non pas pas une personne donnée, nommée Daphné —, l’enfant commence par prendre ses désirs pour des réalités. C’est ensuite, vieillissant, que nous oublions. Et recommençons avec notre mortifère sérieux d’êtres rassis.
Existe-t-il être autre que rassis ?
Par terre, restes de jeux d’argent, du genre de ceux que l’on gratte pour découvrir une certaine somme ou, plus probablement, rien, déchirés et jetés par terre. Là aussi, mégots de cigarettes écrasés, au même endroit, à côté du jardin d’enfants qui ne voient pas encore le monde que nous sommes en train de leur préparer. Petites fleurs jaunes et tilleuls sur la droite. Comment supposer qu’un tel ensemble — bigarré s’il en est — puisse posséder le moindre sens ? Aucun sens n’est donné. Ne crois pas ainsi que quoi que ce soit te précède — c’est une illusion — ; il n’y a que des bouts éparpillés à la surface de ce que tu inventes. N’est-ce pas bien assez ?
Est-ce bien assez ? Qu’est-ce que cela, le bien-assez ?
C’était le matin. Le calme était dans la maison. Je fis couler un de ces cafés en capsule qui peuplent désormais les cuisines de tout l’Occident et que je ne bois que, par hasard, par malheur, par défaut, hors de chez moi, ou pendant les vacances4. J’allais penser à quelque chose, mais au moment de, ne trouvai plus quoi. Pourquoi employer un tel mot ? Un mot double qui, d’un certain point de vue, peut sembler énorme, obèse, surpeuplé et, d’un autre, parfaitement vide. Lourd, mais donc creux. C’est la capsule qui fait l’Occident, me dis-je. C’est une communauté d’objets possédés, pas d’idées partagées. Plus personne ne partage d’idées, on ne fait plus que prier, crier, pleurer, ou se taire. Et mourir.
Vaines déplorations. Comment en serait-il autrement ?
Odeur d’un feu sur lequel on aurait jeté de l’eau croupie pour l’éteindre. Depuis quelques jours, quand j’ouvrais les fenêtres, c’est ce que je sentais, et partout autour de moi, dans le nez qui me poursuivait, le parfum d’une terre fraîchement humide après qu’elle aura été sèche trop longtemps, d’une aridité prolongée, et inhabituelle, laquelle monte jusques au ciel, et tout pénètre. Odeur défunte, manière de souterrain omniprésent. Il faut qu’il y ait de la mort pour qu’il y ait de la vie, ce que dit une vieille croyance, là où il n’y a pas de mort sans vie.
Faudrait-il alors ne pas vivre, et prôner le non-être, ne pas écrire ?
Je courais à travers champs, sur les routes, vent de face, ou bien rabattant les cheveux par derrière sur le visage, légèrement sur le côté, de moins en moins châtaines, mais pas tout à fait blanches encore, épaisses mes mèches, brunes encore, que je repoussais du bout des doigts, je courais, et quand je n’en pouvais plus de courir, quand j’étais non pas fatigué de courir, mais fatigué tout court, je m’arrêtais, buvais l’eau fraîche, et m’asseyais à ma table d’écriture.
J’écrivais.
Dans une ville de taille moyenne, sans bien m’en rendre compte tout d’abord, j’avais redécouvert le bruit. Bruit qui, sous la forme de l’excès, était absent de la petite ville de province où nous résidions, Daphné, Nelly, et moi. Ce fut l’oreille tendue, soudain, un plissement des yeux qui contracte les sourcils quand Nelly m’adressa la parole, qui me rappela ce qu’était le bruit, l’excès sonore. Des voitures passaient non loin de l’endroit où nous nous étions attablés pour déjeuner, fenêtres ouvertes, c’était encore l’été, laissant se propager les infrabasses qui semblent être l’alpha et l’oméga de toute musique populaire. Je me posai alors une de ces questions qu’on n’a pas tout à fait le droit de se poser, parce qu’elles n’ont pas l’apparence de la démocratie, quand même elles le seraient à défaut de le sembler : Est-ce que l’omniprésence des infrabasses dans la musique populaire contemporaine n’est pas en grande partie responsable de l’effondrement de l’intelligence ? Et, en réponse à cette question, j’eusse peut-être aimé me voir opposer un grand silence, mais il n’en fut rien. Rien, — que plus de bruit encore.
Comme il n’est pas possible de se libérer des idées des autres, et comme il ne vaut pas la peine d’avoir des idées si ce sont les idées des autres, avais-je écrit le matin, assis à ma table d’écriture face à la fenêtre qui donne sur le jardin, il faut sans cesse les métaboliser, assimiler en transformant pour assurer le fonctionnement de l’organisme qui pense, qui vit, qui écrit.
Un peu après, j’avais vu la photographie d’une petite fille lisant la constitution d’un pays devant des militaires ennemis qui la regardaient faire, et je m’étais dit, le problème de l’instantanéité, de l’immédiateté informatique, c’est que les légendes n’ont plus le temps de naître. Si quelque acte héroïque avait lieu (à supposer qu’il existe quelque chose comme « un acte héroïque »), il serait immédiatement connu du monde entier, et aussitôt chassé par un autre, et aussitôt chassé par un autre, et aussitôt chassé par un autre, et caetera ad infinitum. Il n’y a plus de légende, il n’y a plus que du passé immédiat, de l’oubli automatique, obligatoire, forcé, forcené — qui pourrait bien se souvenir d’une masse infinie d’informations ?
Il pleuvait désormais.
J’étais assis à ma table d’écriture, au même endroit que deux semaines auparavant, pas très bien réveillé. Je levai les yeux et cherchai dans le ciel au-dessus du grand marronnier au fond du jardin une raison de continuer ou une raison de m’arrêter. Est-ce que je la trouvai ? Sur le moment, je n’en eus pas la moindre idée.
Les petits animaux, sur le bord de la route, morts, finiront-ils par se dissoudre, et faire corps avec elle, la mort avec la non-vie, les écrasés avec le bitume, en découvrira-t-on les fossiles dans n milliards d’années, ou bien n’y aura-t-il plus personne plus jamais pour les observer ?
Suis-je le dernier ?
Qu’est-ce qu’une question, sinon une façon d’envisager le passé depuis un avenir non advenu ?
Un peu comme quand on dit à un enfant rebelle à tout, Mais qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire de toi ? Rien, justement. Du moins, est-ce notre espoir : que, surtout, on ne fasse rien de nous.
Découvris-je la discipline pendant cette période de vacance ? Sa pratique, peut-être, ce qui est la même chose.
— Vacance de quoi ? — Vacance de moi.
Émouvantes statues de pierre dans le parc du château, nymphe au drapé lapidaire, ménade délicate, sphynge comme un pastel de La Tour, souriant monstre énigmatique, petit ruban noué autour du cou, et ses seins qui pigeonnent, délicieuse bien qu’elle soit rongée par les lichens, vieille de tant de siècles de désirs, le regard rejeté en arrière, qui dit oui, qui dit oui, oui ou qui nie.
Dans le parc du château, il y avait un banc, le banc du philosophe, où je voulus m’asseoir mais ne le pus — il pleuvait à verse. Je m’abritai sous l’arbre qui abritait le banc. L’enfant Daphné, juchée sur mes épaules, chantait. Ni l’orage ni le tonnerre ni les éclairs ne semblaient l’impressionner : elle dominait l’univers, aurait-on pu dire, ce qui n’était ni tout à fait exact ni tout à fait absurde.
L’époque rase qu’il nous est donné de vivre, où les étoiles étiolées, les élites délitées, le peuple dépeuplé, ne laissent subsister qu’une horde sans tête qui mord, geint, se plaint, réclame, attaque, meurt, détruit, adule indifféremment, l’époque, — l’époque, qu’espérer d’elle ?
Un espace, quelques dizaines de mètres carrés, une pièce quelque part, pleine de livres, une table d’écriture, un lit où se reposer, d’où ne sortir que pour jouer avec l’enfant, l’aider à grandir, faire l’amour, exercer le corps, s’enivrer, et non plus ultra.
Est-ce un espoir minimaliste ? — Comment pourrait-il en être autrement ?
Il n’y a pas de phare dans le noir. Qu’un banal fanal.
Après la perte, se nourrit un désespoir qui n’est ni triste ni larmes, mais doux et calme quelquefois. Il ne faut pas renoncer à la colère, c’est-à-dire, mais comme instrument, pas comme arme de poing ni arme de fin.
Qu’est-ce qui distingue une intention de son contraire ? Quand est-ce qu’une intention devient son contraire ?
Le but n’est pas le but.
J’avais roulé deux heures, peut-être, pour me rendre à ce jardin. Une fois arrivé, voyant le petit peuple des voitures assemblées à l’entrée, je ne pus que renoncer. Je ne m’étais pas trompé, c’était bien là que je voulais aller. Mais ce n’était pas cela que je voulais, ou mieux : ce n’était pas ce là-là que je voulais, je voulais un autre là, peut-être pas exactement un au-delà (y en a-t-il ? n’y en a-t-il pas ? je ne le sais pas, et puis, c’est une question trop vaste ou trop restreinte, je crois, pour qu’on y réponde comme ça, forse che sì forse che no), mais pas cette chose-là, où les gens se pressent en masse. Faire comme tout le monde, non, on ne peut pas y échapper. Chacun partage avec le reste de l’humanité l’immense majorité de ses propriétés — raison pour laquelle on fait bien de parler de nos semblables —, mais ce n’est peut-être pas une raison suffisante pour pratiquer cette cohabitation agglutinée. Le paradoxe de ce pays, aurais-je pu penser à ce moment-là, quand je décidai, sinon de rebrousser chemin, du moins d’aller voir ailleurs, c’est qu’il est un désert, mais qu’on y retrouve toujours tout le monde au même endroit. Or, un lieu à habiter, un lieu à visiter, de même, bien que cela puisse se trouver n’importe où, ce n’est pas n’importe où. Parfois, il vaut mieux laisser place libre. Aussi, je partis.
Je l’observais quelque temps. À quelque distance silencieuse. Quand je lui demandai enfin pourquoi, tous les jours, il hissait le drapeau tricolore dans ce mince jardin potager, il me répondit que c’était son droit, On est encore en France, bordel, ajouta-t-il dans son patois, je crois. Vous avez raison, lui dis-je sur mon ton à la politesse contenue, mais vous n’êtes peut-être pas obligé d’en souligner l’évidence. Ce à quoi il répliqua en pointant sur moi le canon de son fusil. Je le saluai. Nous étions un 15 août. Pas une journée pour mourir. Surtout pas pour une chose aussi voyante et futile qu’une banderole bariolée.
Pourquoi y a-t-il tant de bêtise ? n’avais-je de cesse de me demander. Et qu’il n’y ait pas de réponse, ce fait en était-il une réponse en soi ? Ou bien ceci allait-il être ma façon de répondre à la question ?
Est-ce bien vrai que les réponses importent moins que les questions ?
Mais on ne peut pas vivre sans réponses. — Crois-tu que tu puisses vivre sans questions ?
Esprit es-tu là ?
Le matin du 30 juillet, je ne cherchai pas de formules. Pas la formule. Rien de définitif. Je ne cherchai pas la vérité. J’essayai de me lever, le plus simplement du monde. Gardai mon calme une seconde de plus. Fus le calme même là où, la veille encore, je ne l’avais pas été, n’avais pas su l’être. Je regardai par la fenêtre, assis à ma table d’écriture, les collines derrière les bâtis de béton, plus ou moins jaunes, plus ou moins roses, plus ou moins blancs, et au-dessus le ciel. Imperméable.
Je repensai aux paroles de l’enfant qui m’avait demandé la veille à peine pourquoi on ne pouvait pas escalader le ciel. Et ce rêve ancestral, ce rêve enfantin, ce rêve de l’humanité, Icare, Jacob, et compagnie, je n’avais pas envie de le laisser se détruire. J’avais envie de le maintenir en vie.
Cela serait-il mentir alors ? Je ne voulais pas détruire le rêve de l’enfance. Je ne voulais pas lui dire qu’on aurait beau escalader le ciel, mon amour, on n’y trouverait rien de ce que l’on y cherche. Cela serait-il qu’il n’y a rien à trouver alors ? Sans doute pas, non. Plutôt qu’on cherche dans le ciel quelque chose qui ne s’y trouve pas, quelque chose qui ne se trouve nulle part, et dont on a tant besoin pourtant, un lieu, unique — pourquoi en faudrait-il plusieurs ? —, on cherche dans le ciel ce qui ne s’y trouve pas, et ne se trouve nulle part.
Je me demandai : Qu’est-ce qui n’est pas mort ? Et cela voulait moins dire : Qu’est-ce qui subsiste ? que : Qu’est-ce qui flotte encore ?
Je me dis : Imaginons un cadavre — quoi d’autre imaginer à la surface ? —, verrions-nous, au-dessus de sa chair pas encore putride en tout, quelque chose survoler ? Exister là-dessus ?
Exister là-dessus, qui peut le souhaiter ?
Est-ce là ce qu’on appelle exister ?
Qu’appelle-t-on exister ?
N’attends pas de moi quelque réponse définitive. (Ni même quelque définition.) Nous en avons fini de poser des choses dans l’être. Nous préférerions les ôter plutôt, mais à quoi bon ? Et puis, qui sommes-nous pour vouloir, pour poser ou ôter, pour parler d’exister ?
Qui sommes-nous pour être ?
Il faisait chaud, comme éternellement chaud. Dans les yeux de l’enfant, je vis une vie que je n’aurais pu prévoir sans elle, sans sa présence étrange, évidente et inouïe, banale et inédite, comme tout ce que font les humains, sans le savoir souvent. Et c’était pour cela, pour cette vie, pour cet imprévisible-là, pour cette vie imprévisible que je l’aimais, et que, si haïssable fût-elle, j’aimais la vie.
Qui sommes-nous, nous qui ne sommes personne ?
Pas un geste. (La chaleur, peut-être.) Personne ne bouge. Tout le monde garde le silence. Est-ce le fantasme du temps mort, une image bizarre que tu projettes sur un espace décharné, le charnier du monde, le charnier qu’est le monde ?
Je n’ai pas de vision, tu sais, dis-je à l’enfant en réponse à l’une de ses innombrables questions. Toute mon énergie se concentre sur une seule activité, ou non-activité, ou moins-activité, je ne sais comment dire, bref, je le dis : ne pas trop manger. Garder l’estomac léger pour ne pas sombrer trop vite, ne pas gonfler, enfler, éclater comme un ballon plein de graisse.
— Pourquoi est-ce que tu racontes cela ? Qui crois-tu intéresser ? — Ceux qu’intéresse le destin de l’humanité. (Assertion modeste.)
En un clin d’œil, un battement d’ailes, un tour sur le grand cadran, l’être humain est passé de la sous-alimentation à la suralimentation, de la question : Où vais-je trouver de quoi subsister ? à la question : Comment vais-je faire pour ne pas trop manger ?
Et moi qui suis là, écris, quel rôle est-ce que je joue dans cette étrange économie ?
Économie de l’étrange.
Deux façons de mourir de faim : trop ou pas assez.
Qu’est-ce qui subsiste ? Qu’est-ce qui subsiste sinon ce qui flotte ? Le reste est destiné à s’enfoncer, couler, toucher le fond, sans chance d’un coup de pied qui relance vers la surface.
Qu’est-ce qui subsiste sinon flotter ?
Les choses qui flottent ne se définissent pas, ne se saisissent pas, ne se contemplent pas, ne s’admirent pas, — on s’y baigne, c’est l’atmosphère, la mer, le monde élevé à la condition légère.
Le contraire de l’époque.
Je regardais l’époque et me disais : Mais que fais-je ici ? Et, la posant, je ne savais pas si cette question, si ce sentiment, si cette façon d’être au monde, c’était le monde qui la causait ou si je l’aurais vécue quand même quelle que fût l’époque ?
— Tout cela, n’est-ce pas moi ? — Mais c’est qui, moi ?
Plus tard, l’enfant expliquerait comment tout cela, désignant d’un geste ample le vaste univers autour d’elle, et les Égyptiens et les Grecs, comment tout allait revenir, mais que ce serait triste parce que nous ne serions pas là pour les voir. Et quand moi, je lui demanderais : Et toi, reviendras-tu aussi ? L’enfant, le regard perdu dans l’horizon, me répondrait : Oui. Alors, ce ne sera pas triste, pensai-je, sans le lui dire.
À présent, je voudrais appeler légèreté de l’esprit — un état atmosphérique, une météo sans logis, le temps qu’il fait sans nul besoin de prévisions, une manière d’aimer la continuité. Une attention.
À présent, je voudrais appeler légèreté de l’esprit — cet état des choses quand elles s’allègent, le mode conscient du monde qui sait qu’il n’existe pas. Exactement comme n’ont jamais existé les êtres qui ont peuplé les fables, les romans, les traités, les essais, les codes, les théories, les constitutions, toutes les œuvres de l’esprit.
Les œuvres de l’esprit sont-elles l’œuvre des esprits ? (Ne cherchons pas à répondre à la question.)
Ou comme si tous les êtres allaient revenir encore et encore et à l’infini.
Pourquoi vouloir mettre des êtres à la place des êtres qui ont cessé d’être crus ? Faut-il donc que les mentalités soient aussi peu primitives ? Ou bien qu’elles ne changent jamais ?
Légèreté de l’esprit, ce ne sont que des mots parmi d’autres.
Et tout n’est que mot parmi d’autres.
Qu’est-ce qui fait que nous choisissons des mots parmi d’autres ? Des mots plutôt que d’autres ? Des mots plutôt que zéro ? Des mots plutôt que le silence ?
De quoi nous autorisons-nous pour rompre le silence ? (Écoute bien cette expression : rompre le silence.)
La plupart du temps, le problème vient de cela que tu ne penses pas avec tes oreilles. Imagine au contraire la pensée localisée dans ton esprit, ton cerveau, que sais-je ? Comme si tu t’arrêtais avec la terminaison de tes doigts.
Élargis-toi.
Et ces mots de l’enfant qui grandissait, plus sauvage, plus profonde, plus civilisée, ne valait-il pas mieux que n’importe quel silence ?
Chut.
Ce n’est pas que le silence soit particulièrement beau — le silence n’est pas plus beau que le bruit —, non, mais qu’est-ce qui fait que nous nous décidions à le rompre ? Pourquoi nous disons-nous, à cet instant, qu’il ne doit plus y avoir de silence ? Parce que le simple fait de le dire, c’est le faire et qu’on peut le faire sans le dire, sans penser à mal, je veux dire, sans penser du tout, je veux dire, sans même ne rien dire ?
Au loin, un type fait hurler le moteur de sa moto en pleine nuit. À ce moment précis.
Pourquoi ?
Pourquoi sa machine plutôt que ta voix, mon amour ?
Des morceaux tombés de l’univers, des pièces rapiécées de l’universel, dirait-on. Cela est-il bien vrai ? Sommes-nous seulement des atomes ? Avons-nous quelque forme ? Ne sommes-nous pas que nuages, formations gazeuses, apparitions brumeuses avant disparition prochaine ?
Pourquoi faut-il toujours que quelqu’un brise le silence ?
Pourquoi faut-il toujours que quelqu’un rompe la suite dans les idées ?
Pourquoi faut-il toujours que quelqu’un ait une idée ?
Les nuages sont propices au rêve.
Est-ce à dire qu’il faut renoncer à la clarté ?
Je n’aime rien tant que ce ciel, bleu pur, l’hiver, sur les rives de la Méditerranée. On croit alors pouvoir toucher au fond, le fond du ciel, le bout du monde, la fin de l’univers. Sauf qu’il n’y en a pas. C’est très clair. Le regard se perd, sur la surface parfaite de l’étendue de l’univers5.
Les nuages sont des apparitions.
Le ciel bleu, la toile, la surface — perfection où tout se peut manifester.
Le ciel bleu, le voilà, mon ethnocentrisme.
Peuple des nuages.
Ne regarde pas les choses en face. Préfère les surfaces, les manifestations, les apparitions, les disparitions, les mouvements aérés, qui n’ont presque l’air de rien. Préfère quelque chose qui te fait du bien. Ou bien rien.
Y a-t-il simplement des choses ? Rien n’est moins sûr.
À présent, je voudrais appeler légèreté de l’esprit — une sensation dans l’estomac pas trop plein, pas trop vide non plus, un corps en équilibre.
Nous sommes trop ancrés, plantés ; non que nous possédions trop de choses — là n’est pas le problème —, non que ce soient les choses qui nous possèdent, — nous sommes obsédés par les choses mêmes, l’authentique, le réel, le vrai, l’en soi.
N’importe quoi.
Nous sommes trop proches des êtres. Si proches que c’est à se demander si nous en sommes. N’en sommes-nous pas plutôt le parasite capricieux, la bestiole qui se nourrit de l’être, lequel en vérité nous est étranger, des non-êtres acharnés à dévorer la dépouille de l’être que nous venons d’assassiner ?
Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras.
Et jusqu’à quel point comprenons-nous quelque chose ?
Et si tout, depuis le début, se fondait sur une vaste incompréhension ? Vaste comme l’univers.
Et si tout était parti, au début et puis après aussi, chaque jour renouvelé, d’une incompréhension fondamentale ?
Qu’est-ce qu’il a dit ? Je n’ai pas compris. Je vais faire comme si. Et ainsi de suite, à l’infini, et aujourd’hui encore.
L’infini n’existe pas. Il s’arrête aujourd’hui. C’est simplement ce qu’il se passe quand on ne cesse de faire n’importe quoi.
Histoire naturelle de l’infini en acte. À la différence de l’infini en puissance que personne n’expérimentera jamais.
La réalité est composée à 80% de bêtise. La plupart du temps, tu es trop occupé pour faire la différence. Alors, tu fais semblant, tu composes, tu t’accommodes, tu fais comme si. Alors la réalité est composée à 80% de bêtise. Et ainsi de suite. À l’infini.
Mais 20% de quoi ?
Si tu regardes dans le vide, le vide, en échange, lui, ne s’intéresse pas à toi.
Le regard de l’enfant porterait loin quand elle adresserait son chant pour les étoiles, la nuit, fenêtre sur un dehors ouvert à elle. Et je me demande : Qu’est-ce que j’appelais légèreté de l’esprit, déjà ?
La réalité est furtive. L’image figée que l’on s’en forme est une illusion, une simplification, une exagération, dépend du point auquel nous sommes disposés à aller pour faire semblant. La réalité passe inaperçue. Quelquefois, quelqu’un en aperçoit une mèche de cheveux. Alors, on s’excite, s’extasie, exagère, montre du doigt, crie : Là, là, là, le réel ! Il était là ! Je l’ai vu ! Mais en vérité, c’est déjà passé. On a un temps de retard, trop long. Nous sommes trop lents, nous qui poursuivons quelque chose qui n’existe pas, mais en quoi nous croyons toutefois. Comment disais-tu, déjà ? — Bêtise ? — Je ne sais plus.
Le vide n’a pas d’œil.
Ce retard, quand commence-t-il ? Quand nous nous apercevons que les choses se font sans nous, quand nous percevons avec une netteté parfaite toutes ces choses qui n’ont pas besoin de nous, qui se passent de nous — et que, de toutes les choses, aucune n’a besoin de nous ?
— Et moi, tout ce que je fais, n’est-ce rien ? — Pas grand-chose, en effet.
Voir l’étendue des possibles se réduire, c’est adopter le point de vue du monde, — une certaine étroitesse, si vaste qu’il puisse paraître. Et accepter que l’étendue des possibles se réduise, n’est-ce pas cela qu’on appelle vieillir ?
Le point de vue du monde, c’est le réalisme : les choses sont comme elles sont, et il faut faire avec.
Comme quelqu’un qui s’imaginerait avoir fait quelque chose après avoir décrit les choses.
Décrire les choses, c’est-à-dire : énoncer devant soi le point de vue qui est le sien.
Le réalisme est par essence tautologique.
— Est-ce à dire que tout autre point de vue est par essence contradictoire ? — Faut-il donc que tu sois toujours si binaire ?
Pour échapper au réalisme, celui qui ne s’en satisfait pas, celui qui ne se satisfait pas que les choses soient comme elles sont, un point c’est tout, que les choses soient des choses, répondra, par exemple, aux questions qu’il se pose par d’autres questions. À la façon d’un moine bizarre.
Écris des poèmes comme autant de questions supersoniques qui ralentissent le mouvement.
Écris des contes fantastiques qui détraquent les récits linéaires. Milite pour l’étrangeté. Que tes slogans soient des énigmes. Manifeste pour l’indétermination. Reste suspendu aux lèvres de la sphynge. Embrasse-la avec la langue.
Le monde uniforme, lisse, et morne. Je voulais dire : le monde difforme.
Puisque tout coule, sois une source, pas un récipient.
Sois une source, même tarie. Car rien ne saurait te protéger de la défaite.
Sur le mur en face de toi, du bout du doigt, trace un carré. Prends un peu de recul, fais un pas en arrière ou exécute un mouvement de retrait du buste, regarde : Que vois-tu là ? Rien ? Un espace vide ? Une terra incognita, un territoire inexploré ? Tu vois, nos notions sont excessives, si nous devions leur donner une personnalité, nous dirions peut-être qu’elles sont « imbues d’elles-mêmes ». Sans parler de notre incurable exotisme postiche, aux relents terreux de spiritualité pour Occidentaux bronzés. Tu peux tout voir, tout dessiner, tout inventer, ici et maintenant. Mais alors, pourquoi ne le fais-tu pas ? Combien de fois par jour t’autorises-tu à prendre une initiative ? Tu attends des ordres nouveaux pour vivre une vie nouvelle. Avec des ordres anciens, ta vie sera toujours la même. La preuve ? Que suis-je en train de faire sinon de te donner un ordre ? Pense par toi-même, espèce de minable ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Éteins la lumière ! Ferme ta gueule !
Dans le ciel, ce matin après l’orage, je n’avais pas l’impression qu’il y eut des nuages, plutôt une épaisse couche de brume humide, un tapis gris collé au plafond de l’esprit du monde, la réponse méditerranéenne à la pureté du ciel bleu.
Nuages, mon peuple.
Tout est une question de climat. Ne crois pas qu’il soit toujours le même. Tout temps est variable. C’est toi qui fabriques l’uniformité, de peur de ne plus t’y retrouver. Il y a aussi peu d’ennui dans le ciel bleu que dans le ciel gris.
Des poèmes déguisés en aphorismes. Des aphorismes travestis en vers. Et le monde, à l’envers.
L’artifice de l’intelligence.
La seule logique, c’est qu’il n’y a pas de logique.
Des conceptions te précèdent, oui, mais cette précession n’est pas une préséance. Tu n’étais pas là de toute éternité, et ne seras pas ici pour toujours.
Tout change, tout le temps. C’est déprimant, c’est vrai. Mais c’est surtout vrai.
Tu peux être une source, ou un puits sans fond.
Qu’il y ait une logique, c’est ce que je veux dire, qu’il y ait une logique ou qu’il n’y ait pas de logique, qu’est-ce que cela change ? Tout dépend pour quoi tu penses : pour avoir raison, pour démontrer quelque chose, pour persuader quelqu’un de la vérité, ou bien parce que tu ne peux pas t’en empêcher ?
La logique n’anticipe pas ; la logique dérive de l’activité.
La logique ne prendra pas soin de toi. La logique ne prend soin de rien ni de personne. Ce n’est pas la logique qui pense. Ce ne sont pas les règles qui pensent.
Ce ne sont pas les lois qui font la loi.
L’inauthenticité du langage est inéluctable.
Il y aura toujours quelqu’un pour te voler la vedette, le dernier mot, le premier rôle. Si tu tends l’oreille, tu l’entendras : tout le monde parle pour ne rien dire.
Le silence est plein de bruit.
Pourquoi continuer de parler ?
Tombe amoureux du nihilisme, pas comme une doctrine, c’est-à-dire, mais une personne avec laquelle tu pourrais vivre, et ne plus jamais te sentir seul.
Tombe amoureux du nihilisme, et puis quitte-le.
Sans regret. Comme toujours tu l’as fait. Comme tout le monde le fait. Sans toi.
Il faut le voir pour le croire.
Tout le langage est annulé. On l’a trop parlé.
Il ne sert à rien d’inventer un nouveau langage, qui serait plus neuf, mieux à même de dire tout ce que nous ressentons. Le langage est usé. C’est ainsi qu’il fonctionne, par usage, par usure. On peut faire tous les efforts que l’on veut pour se l’approprier, il n’appartient à personne.
À quoi bon parler si c’est pour parler une langue qui n’est pas la mienne ? À quoi bon parler si c’est pour parler la langue des autres ?
La langue commune, la langue du grand nombre, impersonnelle.
Dis-toi bien ceci pourtant : chaque fois que tu accuses le langage, tu cherches le coupable idéal. Mais il n’y en a pas. C’est comme si tu reprochais à ta mère, laquelle n’est plus, tout ce que toi, tu n’es pas.
Fais avec ce que tu as. Mais fais-le bien.
L’absence d’originalité n’est pas causée par un outil défectueux, ni même par un défaut d’outil, elle est culturelle ; les gens n’aiment peut-être pas marcher au pas — disent-ils —, mais ils en ont besoin. Sinon, ils ne sauraient pas où aller. Tel est le plus profond de leurs désirs.
Aussi, l’usure du monde (des paroles et des choses) est-elle une aubaine. Déjà dites, racontées, et décrites, les choses n’ont plus qu’à être répétées. Ainsi, tout, tout le monde finit par se ressembler. C’est la naissance des nations, l’invention de l’humanité, à force d’uniformité.
Y a-t-il un esprit dans les marges de l’utilité ?
Pourquoi y a-t-il toujours quelqu’un pour parler quand personne n’a plus rien à dire ?
Tu peux croire que tout est une question d’équilibre. Mais il est toujours rompu. Cours-tu, par suite, après quelque chose qui n’existe pas ? T’épuises-tu en vain à fabriquer quelque chose qui se voie sans cesse détruit ?
Les choses ne perdent jamais la face.
On a beau pousser toujours plus loin la limite du semblable, qu’est-ce que cela change si, quand tu te regardes, tu ne vois rien ?
Quand il n’y aura plus d’autre, cela reviendra au même.
Qu’à la fin, il n’y ait plus d’autre, tel est le sens de l’histoire.
Le sens de l’histoire, le sentiment, c’est-à-dire, qu’une fois accomplie la tâche que nous nous sommes fixée, nous pourrons enfin nous reposer.
Depuis que mon chien est devenu une personne comme une autre, est-ce que je me sens mieux ? Puis-je enfin me reposer ? Et pourtant, ne l’entends-tu pas, là dehors, qui hurle à la mort ? C’est sa façon à lui de t’aimer, et toi, tu n’as pas envie de l’écouter.
Le repos, voilà le sens de l’histoire. (Comme la retraite, le sens de la vie.)
Que veut qui ne veut pas se reposer ?
La légèreté de l’esprit ?
Les matins ressemblaient à des matins. Je me levais, j’écrivais. J’aurais voulu disparaître, je crois, dans l’épaisse couche de texte sur laquelle je me tenais, j’aurais voulu qu’elle m’absorbe, le corps qui se putréfie. Et puis, plus tard, des siècles peut-être, pousser comme un champignon.
Les matins ressemblaient aux matins, mais je n’avais pas envie de mourir.
À cette époque, Daphné encore toute jeune, elle n’avait que trois ans et demi, ne disait pas « un câlin », mais simplement « câlin », et il me semble qu’il lui arrive encore de s’exprimer ainsi, dans une sorte de langage minimaliste, augustinien. ↩︎
Cet été-là que, comme cet été, nous avons passé à Illiers-Combray, je m’en souviens, j’avais mis un point d’honneur à ne pas lire Proust. J’avais emporté avec moi plusieurs romans de Dostoïevski, si je ne dis pas de bêtises : les Démons et les Frères Karamazov, que donc j’ai lus, cet été-là. ↩︎
Qu’est-ce qu’un « livre classable » ? Un livre dont on sait déjà, avant même de l’avoir ouvert, l’usage que l’on en fera. C’est-à-dire : un livre pour lequel on n’a pas d’usage, mais un livre usager. Évidemment, si seuls les livres souffraient de ce genre de défaut, nous n’aurions pas à nous plaindre, mais les livres ne sont qu’une image partielle de notre existence tout entière. ↩︎
Cette année, cinq ans plus tard, confronté de nouveau à cette sensation de l’infect, et au sentiment qui va avec, j’ai renoncé à boire du café sous cette forme. (Est-ce à dire que le goût s’affine, la personnalité s’affirme ?) Mieux vaut se priver de la chose plutôt que de se contenter de son ersatz. De toute façon, je le note en passant, peut-être un peu à la légère, elle nous échappe, elle n’est pas pour nous, la chose même. ↩︎
Depuis, j’ai quitté la Méditerranée. Mais je crois, cette couleur, ce n’était pas une question de géographie, c’était, si j’ose employer cette expression quelque peu triviale, une question d’état d’esprit, dont la légèreté de l’esprit n’est pas le nom de code, mais la version explicite. Dans l’air pur de l’hiver méditerranéen, on a l’impression de voir le bout du monde, traversant la mer au regard, l’autre rive. ↩︎