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La Parole découpée

La Parole découpée
Le texte à pirater.
Le zine à brûler.

[compte-rendu d’une AG de lutte se déroulant dans les tribunes d’un petit stade de football à Torpignattara, quartier périphérique de Rome]

PALMIRO TOGLIATTI
rompant
solennellement
le
silence
à la veille
de
sa mort

NE
PERDEZ
PAS
ESPOIR,
CAMARADES !

IL
FAUT
SOUTENIR
:

LE
CHANT
DES MASSES

DRAPEAU ROUGE EST
NOTRE UNIQUE BALISE

AVEC PROBITÉ
DE NOTRE COMITÉ CENTRAL

AVANTI POPOLO !

LE VENT EST AVEC NOUS
C’EST UNE QUESTION
DE COURAGE ET DE TEMPS

NOTRE DOCTRINE
DEMEURE
INVARIANTE

JE RÉPÈTE :
IN-VA-RI-AN-TE

SEULES
LES ALLIANCES TACTIQUES
SONT CONJONCTURELLES

QUANT À LA STRATÉGIE
QUANT AU PROGRAMME
NOUS DEVONS NOUS CONTENTER
DE LES PRÉCISER

CHŒUR
représentant
sceptique
de
la Raison
prolétarienne
exfiltrant prosodie des vainqueurs noces brunes
un refrain millénaire et bien qu’indéchiffrable
soleils fourbes crachés dévalant nos massifs
nos guerres ou la famine d’un peuple imaginaire
d’une ancienne carence l’Histoire et ses ficelles
PALMIRO TOGLIATTI
avec
tellement
de
tristesse
dans les yeux

NE
PERDEZ
PAS
ESPOIR,
CAMARADES !
[redite]

POUR CROIRE EN LA RÉVOLUTION
IL SUFFIT DE L’IMAGINER

ALORS
FERMONS LES YEUX,
MES FRÈRES

ET IMAGINONS
:

« PLAINE DU PÔ LIBÉRÉE
NORD ET SUD RÉCONCILIÉS
EXPROPRIATION
DE TOUTE L’INDUSTRIE
LOMBARDE ET PIÉMONTAISE
QUANT À LA PETITE-BOURGEOISIE
DU VENETO
ELLE DEVRA SE SOUMETTRE
PARTICIPER
À L’EFFORT DE GUERRE
OU DISPARAÎTRE »

IMAGINONS,
MES FRÈRES
IMAGINONS

ET SI JE NE SUIS PLUS LÀ
CONTINUEZ
À IMAGINER SANS MOI

IMAGINEZ
POUR NE PAS PERDRE ESPOIR

LA BEAUTÉ DU MONDE FUTUR
LA BEAUTÉ DU MONDE
QUI VIENDRA

LIBÉRÉ DU CAPITAL
LIBÉRÉ DE L’EXPLOITATION
LIBÉRÉ DE LA DÉMOCRATIE-CHRÉTIENNE
ET DE SA MAIN-D’ŒUVRE FASCISTE

CE MONDE EST CELUI
QUE VOUS BÂTIREZ

AVEC VOS MAINS
AVEC VOTRE CŒUR

ET IL SERA
PLUS BEAU ENCORE
QUE NOTRE RÊVE

MAINTENANT :
ORGANISEZ-VOUS !

L’AVENIR EST SEULEMENT
ENTRE VOS MAINS

ELSA MORANTE
agressive
malgré
la
pureté
évidente
de son cœur

JE N’AI D’AMOUR
NI POUR LES MASSES INFORMES
NI POUR LES APÔTRES
DE LA VIOLENCE PETITE-BOURGEOISE

« MON COMMUNISME EST SANS CLASSE ET SANS PARTI »

ET JE CHOISIS
PÉNIBLEMENT LE MONDE

« LE MONDE SAUVÉ PAR DES GAMINS »

GAMINS DE NAPLES OU DE CASARSA
ET D’AUTRES GAMINS ENCORE
D’AUTRES GAMINS QUI VIENDRONT
QUE NOUS NE CONNAISSONS PAS
QUE NOUS NE CONNAÎTRONS PEUT-ÊTRE JAMAIS

C’EST POUR EUX QUE NOUS LUTTONS

ALORS
AYONS LE COURAGE
DE RENONCER

AU DRAPEAU DÉCHIRÉ DE LA MÉMOIRE
À LA DOCTRINE
AUX VIEILLES RENGAINES
À CE THÉÂTRE DES RADICALITÉS
AU DISCOURS SURPLOMBANT ET STÉRILE

ET
HONORONS
IMMÉDIATEMENT
:

LE CRI
D’UN SEUL
ASTRE
PLOMBÉ

LA TERRE EST EN DANGER
NOTRE SOLEIL SE MEURT

SOYONS RÉALISTES :
L’URGENCE EST ÉCOLOGIQUE

FRANCO FORTINI
levant
le
doigt
d’un air
menaçant

NE
PAS
FAIRE

LA RÉVOLUTION
SEULEMENT
AVEC DES IDÉES

CE SONT NOS CORPS
DE POÈTES ET DE PROLÉTAIRES
QUI GISENT

AU MILIEU DES ORDURES
NUCLÉAIRES CARBONÉES
MONTICULES DE PLASTIQUE
DE SPERME ET D’OR

IL FAUT TOUT FAIRE SAUTER

DÉTROUSSONS LES PATRONS
LES PROFS LES CONTREMAÎTRES

TOUT RECOMMENCE
ET TOUT COMMENCE
AVEC LE PRINTEMPS

IL FAUT TOUT FAIRE SAUTER

LA POÉSIE NE DEMANDE QUE ÇA

CHŒUR :
ne sachant
plus
manifester
que
négativement
sa Raison
mais il s’agit de brûler Rome et non d’aménager
supplice croix délices en terre conquise
ce n’est pas la revanche des fils qui nous sauvera
mais bien la lutte des classes inépuisable en beauté
qui de toute éternité sera fonction de ton poème
ALBERTO MORAVIA
sans
que l’on sache
malgré
sa voix
cristalline
ce qu’il pense vraiment

QU’IMPORTE

LE CHOIX DES MOTS

TOUT EST BIEN RELATIF

NOTRE AMOUR
EST UN GRAND DÉTACHEMENT

QUANT À MOI
J’ÉCRIS DES FABLES
EN SONGEANT
À LA DÉGRADATION DE MON DÉSIR

QUE VOULEZ-VOUS ?

NOUS N’EN FINIRONS JAMAIS
DE HURLER DANS UN DÉSERT

(sourire cristalin)

CHŒUR
lucide
et
désespéré
quand il y a larme d’un seul crevard dans mon désert
petit-bourgeois sauvage cliniquement désespéré
son cri formel n’a pas le poids de classe ouvrière
mais masse informe désincarnée syndicalement structurée
non moins promise à la déroute que le margoul’
ROBERTO BOLAÑO
avec l’air
de vouloir
installer
son Église
sur un rond-point

LUMPEN
=
MALADIE INFANTILE DE LA LITTÉRATURE ?

NOUS ASSUMONS

C’EST AUSSI LIÉ AU PRIX DES LOYERS

NOS REVENUS
NE SONT PAS SUFFISANTS
POUR VIVRE
DANS UN QUARTIER CHIC

EN ATTENDANT
LE COMMUNISME

NOUS PISSONS
SUR LA VIEILLE EUROPE

NOUS ÉCRIVONS
DES ODES
AUX CHIENS ROMANTIQUES

CLARTÉ MESQUINE

NOTRE AMOUR
SE LOGE
DANS UN ULCÈRE

DÉSESPOIR
&
OBSTINATION

NOUS N’EN FINIRONS
JAMAIS
D'

A
B
O
L
I
R

L
E

P
O
È
M
E

E
N

L
E

R
É
A
L
I
S
A
N
T

GEORG LUKÁCS
tirant
névrotiquement
sur
sa cigarette

NON, NON, NON
DISTRACTION BOURGEOISE

LA POÉSIE NE SAUVERA PAS LE MONDE

HORS DE QUESTION
D’INSTALLER NOTRE POLITBURO
SUR UN ROND-POINT

IL FAUT ASSUMER
GRANDEUR & VÉRITÉ
DE NOTRE PROJET

SINON NOUS SOMMES PERDUS

NOUS,
ENFANTS DE LA RAISON
CESSONS DE CROIRE
AUX ARTS DÉTRAQUÉS DE LA RÉSISTANCE

ARMONS NOTRE SENS HISTORIQUE
AIGUISONS NOTRE ACUITÉ STRATÉGIQUE
REFONDONS THÉORIQUEMENT LE MARXISME

NOUS LIRONS KAFKA ET JOYCE PLUS TARD
QUAND NOUS IRONS À LA PLAGE

IL NE FAUT PAS LAISSER
CETTE POÉTIQUE DE PUNKS ET DE GILETS JAUNES
NOUS DÉTOURNER DE NOTRE BEAU PROJET

JE RÉPÈTE :
L’HISTOIRE N’EST PAS

(brouhaha)

CHŒUR
petite foule
de
livreurs Uber
sortant
d’un cours du soir
intitulé :
« LA MORT DU ROMAN :
à partir d’une lecture
radicale
d’Ulysse de Joyce »
ne plus écrire ne plus écrire ne plus écrire
ne plus écrire ne plus écrire ne plus écrire
ne plus écrire ne plus écrire ne plus écrire
ne plus écrire ne plus écrire ne plus écrire
ne plus écrire ne plus écrire ne plus écrire
WALTER BENJAMIN
sifflant
comme une hirondelle
depuis
son
invincible printemps

JETER BRAISE
DANS NOS INVENTAIRES

[…]

COLLECTIONS
IMAGES & CITATIONS

[…]

UNE PARTIE D’ÉCHECS
AVEC BERTOLT BRECHT
AU PIED D’UN GRAND BÛCHER

[…]

DIALECTIQUE EN SURSIS

[…]

RÉÉCRIRE SANS CESSE
LE MÊME FRAGMENT

[…]

ÉPUISER NOS MYSTÈRES

[…]

MÉNAGER UNE PLACE
OBSTINÉMENT
À LA POSSIBILITÉ
DES GRANDS RENVERSEMENTS

[…]

PROGRÈS CONTRE LANGAGE

[…]

LANGAGE CONTRE PROGRÈS

[…]

ORIGINE DU LANGAGE

[…]

LANGAGE DE L’ORIGINE

[…]

ETC.

CHŒUR
arborant
un tee-shirt

est écrit
au feutre noir :
« La littérature est
morte.
Vive la littérature ! »
NE PLUS ÉCRIRE NE PLUS ÉCRIRE NE PLUS ÉCRIRE
NE PLUS ÉCRIRE NE PLUS ÉCRIRE NE PLUS ÉCRIRE
NE PLUS ÉCRIRE NE PLUS ÉCRIRE NE PLUS ÉCRIRE
NE PLUS ÉCRIRE NE PLUS ÉCRIRE NE PLUS ÉCRIRE
NE PLUS ÉCRIRE NE PLUS ÉCRIRE NE PLUS ÉCRIRE
ANONYME
jeune
femme
au visage
brûlé
par un
soleil
précoce

QUE FAIRE,
MES SŒURS

DU RÉSIDU
QUI CHANTE
DANS NOS TÊTES

EN FERONS-NOUS
DES JEUX DE MOTS
DES COMPTINES
POUR NOS GOSSES

COMMENT METTRE DE L’ORDRE
DANS CE FOUTOIR

ET PENSEZ-VOUS
QUE NOUS SOYONS ARMÉES
POUR NOUS SOUVENIR

VIEUX MANUSCRIT
VIEILLE RHÉTORIQUE

NOUS N’AVONS PLUS LA FORCE
D’OUVRIR
LE GRAND LIVRE DU TEMPS

D’INVENTER UN LANGAGE

TOUTES LES PLACES SONT PRISES
LA MARCHANDISE RÈGNE EN MAÎTRE

ET NOS AMOURS
N’ONT JAMAIS ÉTÉ
AUSSI TRISTES

FRANCO FORTINI
prêt
à dénoncer
toute cette clique
à la prochaine AG
du prochain mouvement
de la prochaine lutte
décisive

STOP
AU ROMANTISME DE LA DÉFAITE

AUCUNE POTENTIALITÉ
PRATIQUE ET SALUTAIRE

IL Y A URGENCE

AMAS DE GAZ ET DE MUSCLES
CORTÈGE D’HOMMES ATOMISÉS

EN FINIR AVEC
LES INJONCTIONS BUREAUCRATIQUES

IL FAUT
TENIR LA LIGNE

LOIN DES COMITÉS CENTRAUX
LOIN DES MASSES ATOMISÉES
LOIN DES MANIFESTATIONS ORGANISÉES
SELON UN SCHÉMA ÉTABLI

LOIN DU PACIFISME D’ELSA
LOIN DE LA VOIX CRISTALLINE D’ALBERTO
LOIN DU DANDYSME PUNK DE BOLAÑO
LOIN DES ANGES PERFIDES DE WALTER
LOIN DE LA MÉMOIRE DE TOGLIATTI
LOIN DES BRUMES LUKÁCSIENNES
LOIN DE TOUT ÇA

DÉ-ROMANTISER LA LUTTE

REPRENDRE LES TEXTES
ENRICHIR NOTRE COMPRÉHENSION
DES NOUVEAUX RAPPORTS DE POUVOIR

APRÈS MARX :
IL Y A FRANCFORT ET FOUCAULT
ET TOUS LES AUTRES

CONTINUER LA RÉSISTANCE
MUTUALISER
NOS EXPÉRIENCES DE LUTTES

Ô DIABLE LA LUCIDITÉ HISTORIQUE !

[PA’ NE DOIT PAS VOUS DÉCOURAGER]

L’HISTOIRE N’EST PAS MORTE

ELLE BRÛLE
ENCORE
ENTRE NOS MAINS

(silence)

*
*
*

Durant toute l’Assemblée Générale, nous n’avons pas entendu Pasolini (que tout le monde appelle Pa’, ici), ce dernier ayant privilégié une partie de football, quelques mètres plus loin, sur un terrain sec et parsemé de gros cailloux. Entre l’équipe d’Accattone et un groupe de jeunes bourgeois milanais, il n’hésita pas un instant : en petit veston populaire et muni de fines chaussures en cuir, il prit place au cœur du jeu. À la mi-temps, jetant un œil amusé vers les tribunes où débattaient ses camarades, on rapporte qu’il balbutia : « Le rire est le frère non reconnu du silence. » Puis, à la fin du match, se dirigeant vers les vestiaires afin de saluer ses vieux amis, Franco, Walter et les autres, on rapporte qu’il aurait chuchoté, de sa voix douce et musicale, dans un mélange profane et un peu maladroit de frioulan et de romanesco : « Ici, tout le monde semble beaucoup trop sérieux pour articuler un discours sur la réalité. Je commencerai donc mon propre discours sur la réalité quand j’aurai réglé mes comptes avec la grammaire. En attendant, il faut que je prenne une douche. Ce fut un beau match. Malgré le fait que nous l’ayons encore perdu. Odio milanese ! »



L’image originale, de la manifestation No Expo à Milan en 2015, est de FEDRA Studio. L’image dérivée est de AAA. L’image du monde est une dérive du monde lui-même. Brûlons l’image, puis le monde.