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La Commune de Paris et la notion de l’État

La Commune de Paris et la notion de l’État
Le texte à pirater.
Le zine à brûler.

Cet ouvrage, comme tous les écrits, d’ailleurs peu nombreux, que j’ai publiés jusqu’ici, est né des événements. Il est la continuation naturelle de mes « Lettres à un Français » (septembre 1870), dans lesquelles j’ai eu le facile et triste honneur de prévoir et de prédire les horribles malheurs qui frappent aujourd’hui la France, et, avec elle, tout le monde civilisé ; malheurs contre lesquels il n’y avait et il ne reste encore maintenant qu’un seul remède : LA RÉVOLUTION SOCIALE.

Prouver cette vérité, désormais incontestable, par le développement historique de la Société et par les faits mêmes qui se passent sous nos yeux en Europe, de manière à la faire accepter par tous les hommes de bonne foi, par tous les chercheurs sincères de la vérité, et ensuite exposer franchement, sans réticences, sans équivoques, les principes philosophiques aussi bien que les fins pratiques qui constituent pour ainsi dire l’âme agissante, la base et le but de ce que nous appelons la Révolution Sociale, tel est l’objet du présent travail.

La tâche que je me suis imposée n’est pas facile, je le sais, et on pourrait m’accuser de présomption, si j’apportais dans ce travail la moindre prétention personnelle. Mais il n’en est rien, je puis en assurer le lecteur. Je ne suis ni un savant, ni un philosophe, ni même un écrivain de métier. J’ai écrit très peu dans ma vie et je ne l’ai jamais fait, pour ainsi dire, qu’à mon corps défendant, et seulement lorsqu’une conviction passionnée me forçait à vaincre ma répugnance instinctive contre toute exhibition de mon propre moi en public.

Qui suis-je donc, et qu’est-ce qui me pousse maintenant à publier ce travail ? Je suis un chercheur passionné de la vérité et un ennemi non moins acharné des fictions malfaisantes dont le parti de l’ordre, ce représentant officiel, privilégié et intéressé de toutes les turpitudes religieuses, métaphysiques, politiques, juridiques, économiques et sociales, présentes et passées, prétend se servir encore aujourd’hui pour abêtir et asservir le monde. Je suis un amant fanatique de la liberté, la considérant comme l’unique milieu au sein duquel puissent se développer et grandir l’intelligence, la dignité et le bonheur des hommes ; non de cette liberté toute formelle, octroyée, mesurée et réglementée par l’État, mensonge éternel et qui en réalité ne représente jamais rien que le privilège de quelques-uns fondé sur l’esclavage de tout le monde ; non de cette liberté individualiste, égoïste, mesquine et fictive, prônée par l’École de J.‑J. Rousseau, ainsi que par toutes les autres écoles du libéralisme bourgeois, et qui considère le soi-disant droit de tout le monde, représenté par l’État, comme la limite du droit de chacun, ce qui aboutit nécessairement et toujours à la réduction du droit de chacun à zéro. Non, j’entends la seule liberté qui soit vraiment digne de ce nom, la liberté qui consiste dans le plein développement de toutes les puissances matérielles, intellectuelles et morales qui se trouvent à l’état de facultés latentes en chacun ; la liberté qui ne reconnaît d’autres restrictions que celles qui nous sont tracées par les lois de notre propre nature ; de sorte qu’à proprement parler il n’y a pas de restrictions, puisque ces lois ne nous sont pas imposées par quelque législateur du dehors, résidant soit à côté, soit au-dessus de nous ; elles nous sont immanentes, inhérentes, constituent la base même de tout notre être, tant matériel qu’intellectuel et moral ; au lieu donc de trouver pour elles une limite, nous devons les considérer comme les conditions réelles et comme la raison effective de notre liberté.

J’entends cette liberté de chacun qui, loin de s’arrêter comme devant une borne devant la liberté d’autrui, y trouve au contraire sa confirmation et son extension à l’infini ; la liberté illimitée de chacun par la liberté de tous, la liberté par la solidarité, la liberté dans l’égalité ; la liberté triomphante de la force brutale et du principe d’autorité qui ne fut jamais que l’expression idéale de cette force ; la liberté qui après avoir renversé toutes les idoles célestes et terrestres fondera et organisera un monde nouveau, celui de l’humanité solidaire, sur les ruines de toutes les Églises et de tous les États.

Je suis un partisan convaincu de l’Égalité économique et sociale, parce que je sais qu’en dehors de cette égalité, la liberté, la justice, la dignité humaine, la moralité et le bien-être des individus aussi bien que la prospérité des nations ne seront jamais rien qu’autant de mensonges. Mais partisan quand même de la liberté, cette condition première de l’humanité, je pense que l’égalité doit s’établir dans le monde par l’organisation spontanée du travail et de la propriété collective des associations productrices librement organisées et fédéralisées dans les communes, et par la fédération tout aussi spontanée des communes, mais non par l’action suprême et tutélaire de l’État.

C’est là le point qui divise principalement les socialistes ou collectivistes révolutionnaires des communistes autoritaires partisans de l’initiative absolue de l’État. Leur but est le même ; l’un et l’autre partis veulent également la création d’un ordre social nouveau fondé uniquement sur l’organisation du travail collectif, inévitablement imposé à chacun et à tous par la force même des choses, à des conditions économiques égales pour tous, et sur l’appropriation collective des instruments de travail.

Seulement les communistes s’imaginent qu’ils pourront y arriver par le développement et par l’organisation de la puissance politique des classes ouvrières et principalement du prolétariat des villes, à l’aide du radicalisme bourgeois, tandis que les socialistes révolutionnaires, ennemis de tout alliage et de toute alliance équivoques, pensent, au contraire, qu’ils ne peuvent atteindre ce but que par le développement et par l’organisation de la puissance non politique mais sociale, et, par conséquent, antipolitique des masses ouvrières tant des villes que des campagnes, y compris tous les hommes de bonne volonté des classes supérieures qui, rompant avec tout leur passé, voudraient franchement s’adjoindre à eux et accepter intégralement leur programme.

De là, deux méthodes différentes. Les communistes croient devoir organiser les forces ouvrières pour s’emparer de la puissance politique des États. Les socialistes révolutionnaires s’organisent en vue de la destruction, ou si l’on veut un mot plus poli, en vue de la liquidation des États. Les communistes sont les partisans du principe et de la pratique de l’autorité, les socialistes révolutionnaires n’ont de confiance que dans la liberté. Les uns et les autres également partisans de la science qui doit tuer la superstition et remplacer la foi, les premiers voudraient l’imposer, les autres s’efforceront de la propager ; afin que les groupes humains, convaincus, s’organisent et se fédéralisent spontanément, librement, de bas en haut, par leur mouvement propre et conformément à leurs réels intérêts, mais, jamais d’après un plan tracé d’avance et imposé aux masses ignorantes par quelques intelligences supérieures.

Les socialistes révolutionnaires pensent qu’il y a beaucoup plus de raison pratique et d’esprit dans les aspirations instinctives et dans les besoins réels des masses populaires que dans l’intelligence profonde de tous ces docteurs et tuteurs de l’humanité qui, à tant de tentatives manquées pour la rendre heureuse, prétendent encore ajouter leurs efforts. Les socialistes révolutionnaires, au contraire, pensent que l’humanité s’est laissée assez longtemps, trop longtemps, gouverner, et que la source de ses malheurs ne réside pas dans telle ou telle autre forme de gouvernement, mais dans le principe et dans le fait même du gouvernement quel qu’il soit.

C’est enfin la contradiction, devenue déjà historique, qui existe entre le communisme scientifiquement développé par l’école allemande et accepté en partie par les socialistes américains et anglais, d’un côté, et le proudhonisme largement développé et poussé jusqu’à ses dernières conséquences, de l’autre, accepté par le prolétariat des pays latins1. Le socialisme révolutionnaire vient de tenter une première manifestation éclatante et pratique dans la Commune de Paris.

Je suis un partisan de la Commune de Paris qui, pour avoir été massacrée, étouffée dans le sang par les bourreaux de la réaction monarchique et cléricale, n’en est devenue que plus vivace, plus puissante dans l’imagination et dans le cœur du prolétariat de l’Europe ; j’en suis le partisan surtout parce qu’elle a été une négation audacieuse, bien prononcée de l’État.

C’est un fait historique immense que cette négation de l’État se soit manifestée précisément en France, qui a été jusqu’ici par excellence le pays de la centralisation politique, et que ce soit précisément Paris, la tête et le créateur historique de cette grande civilisation française, qui en ait pris l’initiative. Paris se découronnant et proclamant avec enthousiasme sa propre déchéance pour donner la liberté et la vie à la France, à l’Europe, au monde entier ; Paris affirmant de nouveau sa puissance historique d’initiative en montrant à tous les peuples esclaves (et quelles sont les masses populaires qui ne soient point esclaves ?) l’unique voie d’émancipation et de salut ; Paris portant un coup mortel aux traditions politiques du radicalisme bourgeois et donnant une base réelle au socialisme révolutionnaire ! Paris méritant à nouveau les malédictions de toute la gent réactionnaire de la France et de l’Europe ! Paris s’ensevelissant dans ses ruines pour donner un solennel démenti à la réaction triomphante ; sauvant par son désastre l’honneur et l’avenir de la France, et prouvant à l’humanité consolée que si la vie, l’intelligence, la puissance morale se sont retirées des classes supérieures, elles se sont conservées énergiques et pleines d’avenir dans le prolétariat ! Paris inaugurant l’ère nouvelle, celle de l’émancipation définitive et complète des masses populaires et de leur solidarité désormais toute réelle, à travers et malgré les frontières des États ; Paris tuant le patriotisme et fondant sur ses ruines la religion de l’humanité ; Paris se proclamant humanitaire et athée, et remplaçant les fictions divines par les grandes réalités de la vie sociale et la foi dans la science, les mensonges et les iniquités de la morale religieuse, politique et juridique par les principes de la liberté, de la justice, de l’égalité et de la fraternité, ces fondements éternels de toute morale humaine ! Paris héroïque, rationnel et croyant, confirmant sa foi énergique dans les destinées de l’humanité par sa chute glorieuse, par sa mort et la léguant beaucoup plus énergique et vivante aux générations à venir ! Paris noyé dans le sang de ses enfants les plus généreux, c’est l’humanité crucifiée par la réaction internationale et coalisée de l’Europe, sous l’inspiration immédiate de toutes les églises chrétiennes et du grand prêtre de l’iniquité, le Pape ; mais la prochaine révolution internationale et solidaire des peuples sera la résurrection de Paris.

Tel est le vrai sens, et telles sont les conséquences bienfaisantes et immenses des deux mois d’existence et de la chute à jamais mémorable de la Commune de Paris.

La Commune de Paris a duré trop peu de temps, et elle a été trop empêchée dans son développement intérieur par la lutte mortelle qu’elle a dû soutenir contre la réaction de Versailles, pour qu’elle ait pu, je ne dis pas même appliquer, mais élaborer théoriquement son programme socialiste. D’ailleurs, il faut bien le reconnaître, la majorité des membres de la Commune n’étaient pas proprement socialistes, et, s’ils se sont montrés tels, c’est qu’ils ont été invinciblement entraînés par la force irrésistible des choses, par la nature de leur milieu, par les nécessités de leur position, et non par leur conviction intime. Les socialistes, à la tête desquels se place naturellement notre ami Varlin, ne formaient dans la Commune qu’une très infime minorité ; ils n’étaient tout au plus que quatorze ou quinze membres. Le reste était composé de Jacobins. Mais entendons-nous, il y a Jacobins et Jacobins. Il y a les Jacobins avocats et doctrinaires, comme M. Gambetta, dont le républicanisme positiviste2, présomptueux, despotique et formaliste, ayant répudié l’antique foi révolutionnaire et n’ayant conservé du Jacobinisme que le culte de l’unité et de l’autorité, a livré la France populaire aux Prussiens, et plus tard à la réaction indigène ; et il y a les Jacobins franchement révolutionnaires, les héros, les derniers représentants sincères de la foi démocratique de 1793, capables de sacrifier plutôt et leur unité et leur autorité bien-aimées aux nécessités de la Révolution, que de ployer leur conscience devant l’insolence de la réaction. Ces Jacobins magnanimes à la tête desquels se place naturellement Delescluze, une grande âme et un grand caractère, veulent le triomphe de la Révolution avant tout ; et comme il n’y a point de révolution sans masses populaires, et comme ces masses ont éminemment aujourd’hui l’instinct socialiste et ne peuvent plus faire d’autre révolution qu’une révolution économique et sociale, les Jacobins de bonne foi, se laissant entraîner toujours davantage par la logique du mouvement révolutionnaire, finiront par devenir des socialistes malgré eux.

Telle fut précisément la situation des Jacobins qui firent partie de la Commune de Paris. Delescluze et bien d’autres avec lui signèrent des programmes et des proclamations dont l’esprit général et les promesses étaient positivement socialistes. Mais comme, malgré toute leur bonne foi et toute leur bonne volonté, ils n’étaient que des socialistes bien plus extérieurement entraînés qu’intérieurement convaincus, comme ils n’avaient pas eu le temps, ni même la capacité, de vaincre et de supprimer en eux-mêmes une masse de préjugés bourgeois qui étaient en contradiction avec leur socialisme récent, on comprend que, paralysés par cette lutte intérieure, ils ne purent jamais sortir des généralités, ni prendre une de ces mesures décisives qui rompraient à jamais leur solidarité et tous leurs rapports avec le monde bourgeois.

Ce fut un grand malheur pour la Commune et pour eux ; ils en furent paralysés et ils paralysèrent la Commune ; mais on ne peut pas le leur reprocher comme une faute. Les hommes ne se transforment pas d’un jour à l’autre, et ne changent ni de nature ni d’habitudes à volonté. Ils ont prouvé leur sincérité en se faisant tuer pour la Commune. Qui osera leur en demander davantage ?

Ils sont d’autant plus excusables que le peuple de Paris lui-même, sous l’influence duquel ils ont pensé et agi, était socialiste beaucoup plus d’instinct que d’idée ou de conviction réfléchie. Toutes ses aspirations sont au plus haut degré et exclusivement socialistes ; mais ses idées ou plutôt ses représentations traditionnelles sont encore loin d’être arrivées à cette hauteur. Il y a encore beaucoup de préjugés jacobins, beaucoup d’imaginations dictatoriales et gouvernementales, dans le prolétariat des grandes villes de France et même dans celui de Paris. Le culte de l’autorité, produit fatal de l’éducation religieuse, cette source historique de tous les malheurs, de toutes les dépravations et de toutes les servitudes populaires, n’a pas été encore complètement déraciné de son sein. C’est tellement vrai que même les enfants les plus intelligents du peuple, les socialistes les plus convaincus ne sont pas encore parvenus à s’en délivrer d’une manière complète. Fouillez dans leur conscience et vous y retrouverez le Jacobin, le gouvernementaliste, refoulé dans quelque coin bien obscur et devenu très modeste, il est vrai, mais non entièrement mort.

D’ailleurs, la situation du petit nombre des socialistes convaincus qui ont fait partie de la Commune était excessivement difficile. Ne se sentant pas suffisamment soutenus par la grande masse de la population parisienne, l’organisation de l’Association Internationale, très imparfaite elle-même d’ailleurs, n’embrassant à peine que quelques milliers d’individus, ils ont dû soutenir une lutte journalière contre la majorité jacobine. Et au milieu de quelles circonstances encore ! Il leur a fallu donner du travail et du pain à quelques centaines de milliers d’ouvriers, les organiser, les armer, et surveiller en même temps les menées réactionnaires dans une ville immense comme Paris, assiégée, menacée de la faim, et livrée à toutes les sales entreprises de la réaction qui avait pu s’établir et qui se maintenait à Versailles, avec la permission et par la grâce des Prussiens. Il leur a fallu opposer un gouvernement et une armée révolutionnaires au gouvernement et à l’armée de Versailles, c’est-à-dire que pour combattre la réaction monarchique et cléricale, ils ont dû, oubliant ou sacrifiant eux-mêmes les premières conditions du socialisme révolutionnaire, s’organiser en réaction jacobine.

N’est-il pas naturel qu’au milieu de circonstances pareilles, les Jacobins, qui étaient les plus forts puisqu’ils constituaient la majorité dans la Commune et qui, en outre, possédaient à un degré infiniment supérieur l’instinct politique, la tradition et la pratique de l’organisation gouvernementale, aient eu d’immenses avantages sur les socialistes ? Ce dont il faut s’étonner, c’est qu’ils n’en aient pas profité beaucoup plus qu’ils ne l’ont fait, qu’ils n’aient pas donné au soulèvement de Paris un caractère exclusivement jacobin et qu’ils se soient laissés, au contraire, entraîner dans une révolution sociale.

Je sais que beaucoup de socialistes, très conséquents dans leur théorie, reprochent à nos amis de Paris de ne s’être pas montrés suffisamment socialistes dans leur pratique révolutionnaire, tandis que tous les aboyeurs de la presse bourgeoise les accusent au contraire de n’avoir suivi que trop fidèlement le programme du socialisme. Laissons les ignobles dénonciateurs de cette presse, pour le moment, de côté ; je ferai observer aux théoriciens sévères de l’émancipation du prolétariat qu’ils sont injustes envers nos frères de Paris ; car, entre les théories les plus justes et leur mise en pratique, il y a une distance immense qu’on ne franchit pas en quelques jours. Quiconque a eu le bonheur de connaître Varlin, par exemple, pour ne nommer que celui dont la mort est certaine, sait combien en lui et en ses amis, les convictions socialistes ont été passionnées, réfléchies et profondes. C’étaient des hommes dont le zèle ardent, le dévouement et la bonne foi n’ont jamais pu être mis en doute par aucun de ceux qui les ont approchés. Mais précisément parce qu’ils étaient des hommes de bonne foi, ils étaient pleins de défiance en eux-mêmes en présence de l’œuvre immense à laquelle ils avaient voué leur pensée et leur vie : ils se comptaient pour si peu ! Ils avaient d’ailleurs cette conviction que dans la Révolution sociale, diamétralement opposée, dans ceci comme dans tout le reste, à la Révolution politique, l’action des individus était presque nulle et l’action spontanée des masses devait être tout. Tout ce que les individus peuvent faire, c’est d’élaborer, d’éclaircir et de propager les idées correspondant à l’instinct populaire, et, de plus, c’est de contribuer par leurs efforts incessants à l’organisation révolutionnaire de la puissance naturelle des masses, mais rien au-delà ; et tout le reste ne doit et ne peut se faire que par le peuple lui-même. Autrement on aboutirait à la dictature politique, c’est-à-dire à la reconstitution de l’État, des privilèges, des inégalités, de toutes les oppressions de l’État, et on arriverait, par une voie détournée mais logique, au rétablissement de l’esclavage politique, social, économique des masses populaires.

Varlin et tous ses amis, comme tous les socialistes sincères, et en général comme tous les travailleurs nés et élevés dans le peuple, partageaient au plus haut degré cette prévention parfaitement légitime contre l’initiative continue des mêmes individus, contre la domination exercée par des individualités supérieures : et comme ils étaient justes avant tout, ils tournaient aussi bien cette prévention, cette défiance contre eux-mêmes que contre toutes les autres personnes.

Contrairement à cette pensée des communistes autoritaires, selon moi tout à fait erronée, qu’une Révolution Sociale peut être décrétée et organisée, soit par une dictature, soit par une assemblée constituante issue d’une révolution politique, nos amis, les socialistes de Paris, ont pensé qu’elle ne pouvait être faite ni amenée à son plein développement que par l’action spontanée et continue des masses, des groupes et des associations populaires.

Nos amis de Paris ont eu mille fois raison. Car, en effet, quelle est la tête si géniale qu’elle soit, ou si l’on veut parler d’une dictature collective, fût-elle même formée par plusieurs centaines d’individus doués de facultés supérieures, quels sont les cerveaux assez puissants, assez vastes pour embrasser l’infinie multiplicité et diversité des intérêts réels, des aspirations, des volontés, des besoins dont la somme constitue la volonté collective d’un peuple, et pour inventer une organisation sociale capable de satisfaire tout le monde ? Cette organisation ne sera jamais qu’un lit de Procuste sur lequel la violence plus ou moins marquée de l’État forcera la malheureuse société à s’étendre. C’est ce qui est toujours arrivé jusqu’ici, et c’est précisément à ce système antique de l’organisation par la force que la Révolution Sociale doit mettre un terme en rendant leur pleine liberté aux masses, aux groupes, aux communes, aux associations, aux individus mêmes, et en détruisant, une fois pour toutes, la cause historique de toutes les violences, la puissance et l’existence même de l’État, qui doit entraîner dans sa chute toutes les iniquités du droit juridique avec tous les mensonges des cultes divers, ce droit et ces cultes n’ayant jamais été rien que la consécration obligée tant idéale que réelle de toutes les violences représentées, garanties et privilégiées par l’État.

Il est évident que la liberté ne sera rendue au monde humain, et que les intérêts réels de la société, de tous les groupes, de toutes les organisations locales ainsi que de tous les individus qui forment la société ne pourront trouver de satisfaction réelle que quand il n’y aura plus d’États. Il est évident que tous les intérêts soi-disant généraux de la société que l’État est censé représenter et qui en réalité ne sont autre chose que la négation générale et constante des intérêts positifs des régions, des communes, des associations et du plus grand nombre des individus assujettis à l’État, constituent une abstraction, une fiction, un mensonge et que l’État est comme une vaste boucherie et comme un immense cimetière où, à l’ombre et sous le prétexte de cette abstraction, viennent généreusement, béatement se laisser immoler et ensevelir toutes les aspirations réelles, toutes les forces vives d’un pays ; et comme aucune abstraction n’existe jamais par elle-même ni pour elle-même, comme elle n’a ni jambes pour marcher, ni bras pour créer, ni estomac pour digérer cette masse de victimes qu’on lui donne à dévorer, il est clair qu’aussi bien que l’abstraction religieuse ou céleste, Dieu, représente en réalité les intérêts très positifs, très réels d’une caste privilégiée, le clergé, — son complément terrestre, l’abstraction politique, l’État, représente les intérêts non moins positifs et réels de la classe aujourd’hui principalement sinon exclusivement exploitante et qui d’ailleurs tend à englober toutes les autres, la bourgeoisie. Et comme le clergé s’est toujours divisé et aujourd’hui tend à se diviser encore plus en une minorité très puissante et très riche et une majorité très subordonnée et passablement misérable, de même la bourgeoisie et ses diverses organisations sociales et politiques dans l’industrie, dans l’agriculture, dans la banque et dans le commerce, aussi bien que dans tous les fonctionnements administratifs, financiers, judiciaires, universitaires, policiers et militaires de l’État, tend à se scinder chaque jour davantage en une oligarchie réellement dominante et une masse innombrable de créatures plus ou moins vaniteuses et plus ou moins déchues qui vivent dans une perpétuelle illusion, repoussées inévitablement et toujours davantage dans le prolétariat par une force irrésistible, celle du développement économique actuel, et réduites à servir d’instruments aveugles à cette oligarchie toute-puissante.

L’abolition de l’Église et de l’État doit être la condition première et indispensable de l’affranchissement réel de la société ; après quoi seulement elle peut et doit s’organiser d’une autre manière, mais non pas de haut en bas et d’après un plan idéal, rêvé par quelques sages ou savants, ou bien à coups de décrets lancés par quelque force dictatoriale ou même par une assemblée nationale, élue par le suffrage universel. Un tel système, comme je l’ai déjà dit, mènerait inévitablement à la création d’un nouvel État, et conséquemment à la formation d’une aristocratie gouvernementale, c’est-à-dire d’une classe entière de gens n’ayant rien de commun avec la masse du peuple, et, certes, cette classe recommencerait à l’exploiter et à l’assujettir sous prétexte de bonheur commun ou pour sauver l’État.

La future organisation sociale doit être faite seulement de bas en haut, par la libre association et fédération des travailleurs, dans les associations d’abord, puis dans les communes, dans les régions, dans les nations et, finalement, dans une grande fédération internationale et universelle. C’est alors seulement que se réalisera le vrai et vivifiant ordre de la liberté et du bonheur général, cet ordre qui, loin de renier, affirme au contraire et met d’accord les intérêts des individus et de la société.

On dit que l’accord et la solidarité universelle des intérêts des individus et de la société ne pourront jamais se réaliser de fait, parce que ces intérêts, étant contradictoires, ne sont pas à même de se contrebalancer d’eux-mêmes ou bien d’arriver à une entente quelconque. À une telle objection je répondrai que si, jusqu’à présent, les intérêts n’ont été jamais et nulle part en accord mutuel, cela fut à cause de l’État, qui a sacrifié les intérêts de la majorité au profit d’une minorité privilégiée. Voilà pourquoi cette fameuse incompatibilité et cette lutte des intérêts personnels avec ceux de la société ne sont rien moins qu’une duperie et un mensonge politique, né du mensonge théologique, qui imagina la doctrine du premier péché pour déshonorer l’homme et détruire en lui la conscience de sa propre valeur. Cette même idée fausse de l’antagonisme des intérêts fut enfantée aussi par les rêves de la métaphysique, qui, comme on sait, est proche parente de la théologie. Méconnaissant la sociabilité de la nature humaine, la métaphysique regardait la société comme un agrégat mécanique et purement artificiel d’individus, associés tout à coup, au nom d’un traité quelconque formel ou secret, conclu librement ou bien sous l’influence d’une force supérieure. Avant de s’unir en société, ces individus, doués d’une sorte d’âme immortelle, jouissaient d’une entière liberté.

Mais si les métaphysiciens, surtout ceux croyant en l’immortalité de l’âme, affirment que les hommes sont en dehors de la société des êtres libres, nous arrivons inévitablement alors à cette conclusion, que les hommes ne peuvent s’unir en société qu’à condition de renier leur liberté, leur indépendance naturelle, et de sacrifier leurs intérêts, personnels d’abord, locaux ensuite. Un tel renoncement et un tel sacrifice de soi-même doivent être, par cela même, d’autant plus impérieux que la société est plus nombreuse et son organisation plus complexe. Dans un tel cas, l’État est l’expression de tous les sacrifices individuels. Existant sous une telle forme abstraite, et en même temps violente, il continue, cela va sans dire, à gêner de plus en plus la liberté individuelle au nom de ce mensonge qu’on appelle « bonheur public », quoique évidemment il ne représente exclusivement que l’intérêt de la classe dominante. L’État, de cette manière, nous apparaît comme une inévitable négation et une annihilation de toute liberté, de tout intérêt, individuel aussi bien que général.

On voit ici que dans les systèmes métaphysiques et théologiques tout se lie et s’explique par lui-même. Voilà pourquoi les défenseurs logiques de ces systèmes peuvent et doivent même, la conscience tranquille, continuer à exploiter les masses populaires au moyen de l’Église et de l’État. Bourrant leurs poches et assouvissant tous leurs sales désirs, ils peuvent en même temps se consoler à la pensée qu’ils peinent pour la gloire de Dieu, pour la victoire de la civilisation et pour la félicité éternelle du prolétariat.

Mais nous autres, ne croyant ni en Dieu, ni en l’immortalité de l’âme, ni en la propre liberté de la volonté, nous affirmons que la liberté doit être comprise dans son acception la plus complète et la plus large comme but du progrès historique de l’humanité. Par un étrange, quoique logique contraste, nos adversaires idéalistes de la théologie et de la métaphysique, prennent le principe de la liberté comme fondement et base de leurs théories, pour conclure tout bonnement à l’indispensabilité de l’esclavage des hommes. Nous autres, matérialistes en théorie, nous tendons en pratique à créer et à rendre durable un idéalisme rationnel et noble. Nos ennemis, idéalistes divins et transcendantaux, tombent jusqu’au matérialisme pratique, sanguinaire et vil, au nom de la même logique, d’après laquelle chaque développement est la négation du principe fondamental. Nous sommes convaincus que toute la richesse du développement intellectuel, moral et matériel de l’homme, de même que son apparente indépendance — que tout cela est le produit de la vie en société. En dehors de la société, l’homme ne serait non seulement pas libre, mais il ne serait même pas transformé en homme vrai, c’est-à-dire en être qui a conscience de lui-même, qui sent, pense et parle. Le concours de l’intelligence et du travail collectif a seul pu forcer l’homme à sortir de l’état de sauvage et de brute qui constituait sa nature première ou bien son point initial de développement ultérieur. Nous sommes profondément convaincus de cette vérité que toute la vie des hommes — intérêts, tendances, besoins, illusions, sottises même, aussi bien que les violences, les injustices et toutes les actions, qui ont l’apparence d’être volontaires — ne représente que la conséquence des forces fatales de la vie en société. Les gens ne peuvent admettre l’idée de l’indépendance mutuelle, sans renier la réciproque influence de la corrélation des manifestations de la nature extérieure.

Dans la nature elle-même, cette merveilleuse corrélation et filiation des phénomènes n’est pas atteinte, certainement, sans lutte. Tout au contraire, l’harmonie des forces de la nature n’apparaît que comme résultat véritable de cette lutte continuelle, qui est la condition même de la vie et du mouvement. Dans la nature et aussi dans la société, l’ordre sans lutte c’est la mort.

Si dans l’univers l’ordre est naturel et possible, c’est uniquement parce que cet univers n’est pas gouverné d’après quelque système imaginé d’avance et imposé par une volonté suprême. L’hypothèse théologique d’une législation divine conduit à une absurdité évidente et à la négation non seulement de tout ordre, mais de la nature elle-même. Les lois naturelles ne sont réelles qu’en ce qu’elles sont inhérentes à la nature, c’est-à-dire ne sont fixées par aucune autorité. Ces lois ne sont que de simples manifestations ou bien de continuelles modalités du développement des choses et des combinaisons de ces faits très variés, passagers, mais réels. L’ensemble constitue ce que nous appelons « nature ». L’intelligence humaine et la science observèrent ces faits, les contrôlèrent expérimentalement, puis les réunirent en un système et les appelèrent lois. Mais la nature elle-même ne connaît point de lois. Elle agit inconsciemment, représentant par elle-même la variété infinie des phénomènes, apparaissant et se répétant d’une manière fatale. Voilà pourquoi, grâce à cette inévitabilité de l’action, l’ordre universel peut exister et existe de fait.

Un tel ordre apparaît aussi dans la société humaine, qui, en apparence, évolue d’une manière soi-disant antinaturelle, mais en réalité se soumet à la marche naturelle et inévitable des choses. Seules, la supériorité de l’homme sur les autres animaux et la faculté de penser apportèrent dans son développement un élément particulier, tout à fait naturel, soit dit en passant, dans ce sens que, comme tout ce qui existe, l’homme représente le produit matériel de l’union et de l’action des forces. Cet élément particulier, c’est le raisonnement, ou bien cette faculté de généralisation et d’abstraction, grâce à laquelle l’homme peut se projeter par la pensée, s’examinant et s’observant comme un objet extérieur et étranger. S’élevant idéiquement au-dessus de lui-même, ainsi qu’au-dessus du monde environnant, il arrive à la représentation de l’abstraction parfaite, au néant absolu. Et cet absolu n’est rien moins que la faculté d’abstraire, qui dédaigne tout ce qui existe et arrivant à la complète négation y trouve son repos. C’est déjà la limite dernière de la plus haute abstraction de la pensée, ce rien absolu, c’est Dieu.

Voilà le sens et le fondement historique de toute doctrine théologique. Ne comprenant pas la nature et les causes matérielles de leurs propres pensées, ne se rendant même pas compte des conditions ou lois naturelles qui leur sont spéciales, ils ne purent certainement pas soupçonner, ces premiers hommes en société, que leurs notions absolues n’étaient que le résultat de la faculté de concevoir les idées abstraites. Voilà pourquoi ils considérèrent ces idées, tirées de la nature, comme des objets réels devant lesquels la nature même cessait d’être quelque chose. Ils se prirent ensuite à adorer leurs fictions, leurs impossibles notions d’absolu et à leur décerner tous les honneurs. Mais il fallait, d’une manière quelconque, figurer et rendre sensible l’idée abstraite de néant ou de Dieu. Dans ce but, ils enflèrent la conception de la divinité et la douèrent, par surcroît, de toutes les qualités et forces, bonnes et mauvaises, qu’ils rencontraient seulement dans la nature et dans la société.

Telle fut l’origine et le développement historique de toutes les religions, en commençant par le fétichisme et en finissant par le christianisme.

Nous n’avons guère l’intention de nous lancer dans l’histoire des absurdités religieuses, théologiques et métaphysiques et encore moins de parler du déploiement successif de toutes les incarnations et visions divines, créées par des siècles de barbarie. Il est connu de tout le monde que la superstition donnait toujours naissance à d’affreux malheurs et forçait à répandre des ruisseaux de sang et de larmes. Nous dirons seulement que tous ces révoltants égarements de la pauvre humanité furent des faits historiques inévitables dans la croissance normale et l’évolution des organismes sociaux. De tels égarements engendrèrent dans la société cette idée fatale, dominant l’imagination des hommes, que l’univers était soi-disant gouverné par une force et par une volonté surnaturelles. Les siècles succédèrent aux siècles, et les sociétés s’habituèrent à tel point à cette idée, que finalement elles tuèrent en elles toute tendance vers un plus lointain progrès, et toute capacité à y parvenir.

L’ambition de quelques individus d’abord, de quelques classes sociales ensuite, érigèrent en principe vital l’esclavage et la conquête, et enracinèrent, plus que toute autre, cette terrible idée de la divinité. Dès lors, toute société fut impossible sans, comme base, ces deux institutions : l’Église et l’État. Ces deux fléaux sociaux sont défendus par tous les doctrinaires.

À peine ces institutions apparurent dans le monde que tout à coup deux castes s’organisèrent : celle des prêtres et celle des aristocrates, qui, sans perdre de temps, eurent le soin d’inculquer profondément au peuple asservi l’indispensabilité, l’utilité et la sainteté de l’Église et de l’État.

Tout cela avait pour but de changer l’esclavage brutal en un esclavage légal, prévu, consacré par la volonté de l’Être suprême.

Mais les prêtres et les aristocrates croyaient-ils sincèrement à ces institutions, qu’ils soutenaient de toutes leurs forces, dans leur intérêt particulier ? N’étaient-ils que des menteurs et des dupeurs ? Non, je crois qu’ils étaient en même temps croyants et imposteurs.

Ils croyaient, eux aussi, parce qu’ils partageaient naturellement et inévitablement les égarements de la masse, et c’est seulement plus tard, à l’époque de la décadence du monde ancien, qu’ils devinrent sceptiques et trompeurs sans vergogne. Une autre raison permet de considérer les fondateurs d’États comme des gens sincères. L’homme croit toujours facilement à ce qu’il désire et à ce qui ne contredit pas ses intérêts. Qu’il soit intelligent et instruit, c’est même chose : par son amour-propre et par son désir de vivre avec ses prochains et de profiter de leur respect, il croira toujours à ce qui lui est agréable et utile. Je suis convaincu que, par exemple, Thiers et le gouvernement versaillais s’efforçaient à tout prix de se convaincre qu’en tuant à Paris quelques milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, ils sauvaient la France.

Mais si les prêtres, les augures, les aristocrates et les bourgeois, des vieux et nouveaux temps, purent croire sincèrement, ils restèrent quand même sycophantes. On ne peut, en effet, admettre qu’ils aient cru à chaque absurdité constituant la foi et la politique. Je ne parle même pas de l’époque où, selon les paroles de Cicéron, « deux augures ne pouvaient se regarder dans les yeux sans rire ». Après, même au temps de l’ignorance et de la superstition générale, il est difficile de supposer que les inventeurs de miracles quotidiens aient été convaincus de la réalité de ces miracles. On peut dire la même chose de la politique, qu’on peut résumer dans la règle suivante : « Il faut subjuguer et spolier le peuple de telle façon qu’il ne se plaigne pas trop haut de son destin, qu’il n’oublie pas de se soumettre et n’ait pas le temps de penser à la résistance et à la révolte. »

Comment donc, après cela, s’imaginer que des gens qui ont changé la politique en un métier et connaissent son but — c’est-à-dire l’injustice, la violence, le mensonge, la trahison, l’assassinat, en masse et isolé — puissent croire sincèrement à l’art politique et à la sagesse de l’État générateur de la félicité sociale ? Ils ne peuvent pas être arrivés à ce degré de sottise malgré toute leur cruauté. L’Église et l’État ont été de tout temps de grandes écoles de vices. L’histoire est là pour attester leurs crimes ; partout et toujours le prêtre et l’homme d’État ont été les ennemis et les bourreaux conscients, systématiques, implacables et sanguinaires des peuples.

Mais comment, tout de même, concilier deux choses en apparence si incompatibles : dupeurs et dupés, menteurs et croyants ? Logiquement, cela paraît difficile ; cependant, en fait, c’est-à-dire dans la vie pratique, ces qualités s’associent très souvent.

En énorme majorité, les gens vivent en contradiction avec eux-mêmes, et dans de continuels malentendus ; ils ne le remarquent généralement pas, jusqu’à ce que quelque événement extraordinaire ne les retire de leur somnolence habituelle et ne les force à jeter un coup d’œil sur eux et autour d’eux.

En politique comme en religion, les hommes ne sont que des machines entre les mains des exploiteurs. Mais voleurs et volés, oppresseurs et oppressés, vivent les uns à côté des autres, gouvernés par une poignée d’individus, qu’il convient de considérer comme de vrais exploiteurs. Ce sont les mêmes gens, libres de tous préjugés, politiques et religieux, qui maltraitent et oppriment consciemment. Au XVIIe et au XVIIIe siècle, jusqu’à l’explosion de la grande Révolution, comme de nos jours, ils commandent en Europe et agissent presque à leur guise. Il faut croire que leur domination ne se prolongera pas longtemps.

Pendant que les principaux chefs trompent et perdent les peuples en toute conscience, leurs serviteurs, ou les créatures de l’Église et de l’État, s’appliquent avec zèle à soutenir la sainteté et l’intégrité de ces odieuses institutions. Si l’Église, d’après les dires des prêtres et de la plupart des hommes d’État, est nécessaire au salut de l’âme, l’État, à son tour, est aussi nécessaire pour la conservation de la paix, de l’ordre et de la justice, et les doctrinaires de toutes les écoles de s’écrier : « Sans Église et sans Gouvernement, pas de civilisation ni de progrès. »

Nous n’avons pas à discuter le problème du salut éternel, parce que nous ne croyons pas à l’immortalité de l’âme. Nous sommes convaincus que la plus nuisible des choses, pour l’humanité, pour la vérité et le progrès, c’est l’Église. Et peut-il en être autrement ? N’est-ce pas à l’Église qu’incombe le soin de pervertir les jeunes générations, les femmes surtout ? N’est-ce pas elle qui par ses dogmes, ses mensonges, sa bêtise et son ignominie, tend à tuer le raisonnement logique et la science ? Est-ce qu’elle ne porte pas atteinte à la dignité de l’homme, en pervertissant en lui la notion des droits et de la justice ? Ne rend-elle pas cadavre ce qui est vivant, ne perd-elle pas la liberté, n’est-ce pas elle qui prêche l’esclavage éternel des masses au bénéfice des tyrans et des exploiteurs ? N’est-ce pas elle, cette implacable Église, qui tend à perpétuer le règne des ténèbres, de l’ignorance, de la misère et du crime ?

Si le progrès de notre siècle n’est pas un rêve mensonger, il doit en finir avec l’Église.


  1. Il est également accepté et il le sera toujours davantage par l’instinct essentiellement impolitique des peuples slaves. ↩︎

  2. Voir sa lettre à Littré dans le « Progrès de Lyon ». ↩︎



Selon James Guillaume, La Commune de Paris et la notion de l’État de Mikhaïl Bakounine était le texte introductif d’un ouvrage plus vaste et resté inachevé. Ce Préambule pour la seconde livraison de L’Empire Knouto-Germanique, écrit en juin 1871 à Locarno, a été publié sous le titre La Commune de Paris et la notion de l’État par Élisée Reclus dans le Travailleur, en 1878 à Genève. Le texte complet composé de quatorze feuillets a été par la suite édité par Bernard Lazare, à Paris en 1892, sous le même titre, dans les Entretiens politiques et littéraires. Il a aussi paru en 1899 Aux bureaux des “Temps Nouveaux”, et figure également dans le Tome IV des Œuvres, établies par James Guillaume en 1910, p. 247 et suivantes.