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Fragments pour une théorie Vampire III

Fragments pour une théorie Vampire III
Le texte à pirater.
Le zine à brûler.

Pulgok Seonbawi

Sur les flancs de la montagne Namsan à Gyeongju, J.S. a localisé son emplacement : le rocher se trouve là, juste derrière la haie de bambous noirs. L’image photographique n’en donne qu’une représentation mais non la présence. La figure respire là, dans le silence de la pierre.

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Certain.es y voient une femme, grand-mère selon la tradition… Cette idée stupidement confucéenne n’a pas lieu d’être. Il ne s’agit pas non plus d’un bouddha, qu’il soit du passé ou de l’avenir. Il ou elle est de tous les temps à la fois, passés et futurs réunis dans un seul présent.

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Le visage effacé par l’érosion n’a pourtant pas souffert de cette disparition. Bien au contraire, la figure s’est révélée en s’effaçant. Son effacement était sa condition de révélation.

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Plus que figure assise, elle fait partie de la matière, prise dans un ensemble de roches granitiques. Il faut ainsi voir ce qui, invisible, vibre dans la matière, c’est-à-dire son magnétisme.

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La figure représente la posture méditative du seon1. Son immobilité est aussi celle de la pierre, mais elle n’en finit pas de se reformer. Cette immobilité figurée devenue ici organique, minérale, entre en communion silencieuse avec la présence immobile de la matière. Le souffle de la figure méditative transcende la pierre, lui donne sa pulsation secrète.

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Il n’y a rien à dire et pourtant tout est dit. Le langage se heurte au silence de la figure ou de la pierre. Le vent qui, aux abords du rocher, plie les bambous noirs, porte en lui cette vérité, celle de la présence du vide, de ce silence qui donne voix à toute chose dans la continuité des transformations, dans le devenir du monde et de ses phénomènes.

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Le silence anime la matière. La sculpture parle avec cette logique de silence. Son idiome est le vide.

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Dans la cavité creusée, la niche est une enveloppe, elle y garde un secret. La cavité est la paupière de l’œil effacé par l’érosion. Entrouvert, il garde le secret ouvert.

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La figure est dans l’œil de la pierre. Le rocher est l’œil de celui ou celle qui regarde le rocher. Nous pouvons voir et entendre le silence dans le creux de l’œil. Le rocher est aussi le pavillon de l’oreille. Nous pouvons alors déceler dans chaque vibration la manifestation du silence.

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La figure sculptée dans le rocher n’est pas seulement la représentation d’un corps. Elle est avant tout de la matière qui vibre. S’il y a une image du corps, elle n’est que la limite qui permet de circonscrire la vibration dans la forme. Ici, la vibration est celle du souffle, du sang qui procède de la vascularisation, du mouvement invisible qui anime le vivant. Mais le magnétisme, son énergie, traverse chaque chose, comme chaque pierre. Les énergies se répondent, toutes interdépendantes. La figure ne renvoie non plus à l’idée d’un double du réel représenté. Incrustée dans la matière, révélée par la lumière, elle véhicule par son immobilité parfaite le magnétisme de la présence pure. Son visage défait le visage humain de la pensée. Son visage est le visage de l’inenvisageable. Son détachement d’avec la pensée discriminante, de celle qui fige l’humain dans le canevas du langage et de la représentation du langage, lui permet enfin d’être au monde sans être représentée par la pensée.

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Ce visage est dépourvu du visage de la pensée, de l’humain catégorisé par le conditionnement des phénomènes, de la pensée discriminante qui lui façonne ses traits. Le visage érodé échappe au conditionnement de la pensée humaine. Il rejoint l’inhumain dans son effacement, et par ce même effacement est lié au devenir sans nom, étant ainsi libéré de tout assujettissement phénoménique.

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Rares sont les images qui abolissent la représentation et ouvrent ainsi à la reconnaissance de l’être sans passer par le filtre de la représentation de l’être.

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J’ai de la gratitude, et même pour le néant. Surtout pour le néant… Parce que malgré tout, il nous laisse la possibilité d’apprécier le silence, ou la lumière…

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Devant le rocher, assis sur le sol, un vieil homme récite des sutras, sa voix est un mouvement, tout comme le vent, tout comme les insectes ; tout comme ce qui se meut dans chaque particule du vivant. Cette énergie a un cœur mais ne se nomme pas. Elle n’a pas de lieu mais elle est partout. Elle est invisible parce que présente dans chaque phénomène du vivant. L’occulte est au cœur du manifeste et non dans son contraire. Quand le mouvement s’éteint et que l’immobilité du seon demeure, le cœur est reconnu comme étant ce vide sans nom ; dans le devenir apatride.

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Ne faites pas une idole de cette figure, et ne lui donnez surtout pas de visage, que ce soit celui d’une divinité ou d’une vieille femme. Arrêtez de tout recouvrir de votre humanité, de votre pensée qui fige le vivant dans la figure d’une momie.

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Nous avons cessé de voir parce que nos yeux ne posent plus un regard dépossédé des phénomènes, reposé dans le vide. Nos yeux sont possédés par l’agitation et le trouble, ils voient tout, donc ils ne voient plus rien. L’immobilité elle, efface, dissimule et ainsi préserve l’étant comme un refuge. Elle réalise cette distance qui est aussi la condition de souveraineté du vivant. Le rocher qui dissimule la figure dans son sein, en la dissimulant, lui redonne sa pleine visibilité dans le monde de l’hypervisibilité. Ainsi, ce qui est caché apparaît, ce qui est immobile se meut véritablement.

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Dans le rocher de Pulgok, la figure n’est pas la face d’une représentation, elle n’est plus montrée à la surface du visible. Elle est une figure intérieure et présente au-delà du champ du visible, étant placée à l’intérieur du rocher, dans une niche ou une cavité creusée. Sa surface incurvée est comme une peau retournée. C’est l’envers du monde qui est ainsi montré, ou sa face interne, dans un retournement du visible procédant d’une nouvelle dimension, celle de l’invisible dévoilé. Nous sommes face à l’envers du monde, face au cœur organique qui bat dans ce refuge de silence. La niche granitique en est la cage thoracique et la nervure minérale, ou le nerf dans la chair. Cette profondeur est la profondeur du commencement. Car la profondeur est au commencement. Toutes les eaux y confluent, le végétal s’y fortifie.

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L’eau qui devient humaine, cela s’appelle le sang. Qui sait cela commande bien au-delà de sa mort, jusque dans le vivant.


  1. Zen. ↩︎