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Fragments pour une théorie Vampire II

Fragments pour une théorie Vampire II
Le texte à pirater.
Le zine à brûler.

La Contemplation du Squelette Blanc

La pratique méditative tibétaine dite de la contemplation du squelette blanc n’a rien de macabre. Bien au contraire, elle tente de percevoir les manifestations du vivant en sondant l’invisible, en retirant la peau des choses. Le squelette est ainsi découvert, il devient médium du vivant. À cent lieues de la mort, son masque blanc est celui de la vie.

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Comment ne pas « puer le zen1 » ? L’aurait-on dit de John Cage à son époque ? Mais voilà, aujourd’hui tout est méfiance. Le discours moral s’est amplifié, et les illuminés éteignent des lampes plus qu’ils n’en allument.

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Le Vampire ne se reconnaît plus dans le miroir que lui tend le monde. Parce que les voix manquent de dissonance. L’apatride n’a pas de manifeste.

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Le Vampire reconnaît seulement le devenir. Il considère la révolution cyclique des retours ou la réitération des cycles dans un seul présent qui, par ses mutations, ne sera jamais tout à fait le même. Le cœur est irrigué de sang, sa pulsation est celle d’une révolution. Le souffle vascularise le vivant. La révolution est comprise ici dans son sens cardiaque2. Le devenir est le présent révolutionné dans son mouvement de mutation perpétuelle.

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Cette révolution silencieuse et invisible n’a nul besoin de faire communauté. Elle ne cherche pas l’assentiment ou la visibilité.

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Et dans cet abandon
Ne demeure pas abandonné3

La méditation seon n’est pas une pratique de développement personnel, ou une simple régulation des états émotionnels. L’abandon est l’un des principes du devenir. L’abandon dans le devenir a pour centre le Vide apatride. Pour le dire autrement, l’abandon dans le devenir n’abandonne jamais celui qui accepte d’y dériver.

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Le Vampire s’en tient à cet abandon. Car il réaffirme à chaque instant la possibilité d’un changement. L’immobilité du seon est la promesse d’embrasser le mouvement, d’en reconnaître le centre. L’informe contient dans son noyau la possibilité d’engendrer toutes les formes. Il ne limite plus la production ou la naissance du monde visible à une forme prédéfinie. Cet impossible neutre, ce noyau sans nom, qui est avant le langage, n’en demeure pas moins le cœur du monde et le centre du vivant. Son énergie est celle qui engendre toutes les mutations.

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Parler de méditation comme de développement personnel, de sophrologie du bonheur, de pleine conscience est encore un avilissement. Le méditant du full consciousness est un sujet-limite, en proie aux maux de son époque qu’il cherche seulement ici à antidoter, avant de retomber dans ses pulsions. Ces temps morts alimentent le cycle des pulsions, leur donnant un rythme.

Mais le Vampire s’y refuse. Sa méfiance est intuitive mais jamais analysante.

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Le Vampire a pour seul précepte de n’en avoir aucun. L’humain veut retenir l’humain dans l’humain, pour le préserver du devenir. La pratique du seon est une pratique du devenir. Elle libère le corps et le mental dans un mouvement qui s’accorde au mouvement invisible du monde. Elle inscrit aussi le Vampire dans la mutation des phénomènes qui a lieu en silence, sans l’analyse du langage. La pensée n’est plus cernée par un sujet, elle s’écoule, touche l’ensemble des phénomènes, en prend connaissance, mais sans en être assujetti en retour. Ainsi, le seon désassujettit le Vampire, il lui permet d’être dans ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire de devenir dans l’autre. Il lui donne cette possibilité d’être au cœur même des transformations du vivant. Car il n’y a de soi possible que dans l’autre. La mutation est alors une libération dans l’inhumain. Elle est aussi une raison d’espérer. C’est une foi dans la mutation, dans le devenir de l’être. Elle est cette foi dans l’incertitude. L’œil du Vampire est un œil noir. Sans précepte, il est tourné vers l’inenvisageable.

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Ce devenir n’est pas l’image d’un lointain inaccessible. Il est incarné dans le sang, dans une métaphysique de l’intracorporel. Le cosmos est perceptible dans la vascularisation du souffle. Il est présent dans la salive, dans le squelette.

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Lors de la méditation, les yeux ne sont pas fermés mais restent entrouverts. Sans aucune tension, le regard ne se porte sur rien. Il n’y a plus d’objet de vision. D’une certaine manière, c’est le regard qui est regardé, comme la pensée est pensée, jusqu’à être creusée, jusqu’à ce que l’ossature apparaisse, débarrassée des représentations du visible. Le regard est vidé de tout sujet. Il n’y a plus de re-présentation, mais seulement du présent. L’œil ne cherche plus à voir ce qui l’environne, il est vu de l’intérieur. Ou mieux, l’œil est vu du point de vue de l’œil.

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Le seon permet ainsi de voir, de se voir sans passer par la représentation ou par une image de soi qui prendrait la fonction de double, comme le ferait un miroir, créant par là une distance avec l’être. Le miroir n’est qu’une image distanciée et extérieure. Elle re-présente, mais n’est pas le présent de l’être. La méditation seon est un moyen de se voir être tout en étant. Elle rend possible cette unité, cette simultanéité de la vision et de l’être. Le Vampire se voit être en étant voyant de l’être.

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Être Vampire dans le seon, c’est voir au-delà de la représentation. Cette perception ou cette acuité est le principe même de reconnaissance des phénomènes. Nous percevons le monde en étant au monde, mais nous ne percevrons véritablement les phénomènes qu’en prenant une distance avec les mouvements du monde. Ce retrait, ce détachement encore une fois, est ce qui révèle l’être.

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La méditation seon donne à voir le monde au-delà des représentations. Elle donne à voir la présence dans ce Vide apatride qui agit sans agir, dans le silence de l’absence des phénomènes.

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Le Vide apatride est le centre de l’être, il en est le cœur, et c’est à partir de lui que naissent les phénomènes. L’acuité totale pour le cœur de la viduité dévoile le noyau silencieux du monde. Ce magnétisme sans visage traverse le Vampire, le relie ainsi à la totalité du monde.

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À quelle distance je me trouve de la pensée quand je pense ainsi, au-dedans du squelette, quand je tente de percevoir le centre de la pensée ?

Au-dedans du squelette blanc, je perçois le squelette blanc qui est l’enveloppe, qui est la substance sans substance, et ma pensée naît elle aussi à l’intérieur du squelette blanc.

Dans la cage thoracique du squelette blanc, le cœur bat et le souffle et le sang circulent. Ma pensée devient fluide comme le sang, et ma pensée est devenue le sang.

Le sang me traverse, comme le souffle, comme la pensée, à l’intérieur du squelette blanc.

Je souris ainsi de savoir que le sang est dans mon sourire, de percevoir dans le sourire le sang qui est dans le sourire.

Le squelette blanc est visible dans l’invisible. La colonne du souffle s’élève comme la colonne vertébrale du squelette blanc.

Le squelette blanc est une île de vigilance. Le squelette blanc est une île de silence.


  1. Selon l’école japonaise du Zen Rinzai. ↩︎

  2. La révolution cardiaque est l’ensemble des mécanismes permettant le fonctionnement du cœur. ↩︎

  3. Tao Te King, 2, Lao Tseu. ↩︎