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Fragments pour une théorie Vampire I

Fragments pour une théorie Vampire I
Le texte à pirater.
Le zine à brûler.

Wonhyo, Les Révélations du Crâne

Alors qu’il médite dans une cabane abandonnée près de Séoul, le bonze Wonhyo est pris d’une soif incontrôlable. Il sort alors en pleine nuit afin de trouver de l’eau. Aux abords d’une caverne, et sans pouvoir distinguer ce qu’il touche, il croit reconnaître un bol d’eau fraîche posé sur le sol. Sans hésiter, il boit l’eau qui lui paraît alors la plus pure qui soit. Mais au matin, il découvre que le bol est en réalité un crâne poussiéreux rempli d’eau de pluie. Cette découverte, au lieu de l’affliger, lui apporte une joie indescriptible. Wonhyo comprend que la perception du réel ne dépend que du jugement de la pensée discriminante. La représentation de l’objet est une construction mentale, qui change et influence la vue et les sens.

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Le goût de l’eau croupissante vous paraîtra pur, si le mental se le représente tel quel. La perception sensorielle elle aussi est dépendante d’un conditionnement mental. La soif ne cherche que son assouvissement, mais non le goût véritable de l’eau. Il ne dévoile en rien la qualité d’une essence pure et qui serait déjà présente dans le cœur des choses. Il y a ici une brèche, ou nous dirons plutôt une révélation sortie d’un crâne. Nul ne peut juger de l’essence des choses. C’est un leurre issu de la représentation, rien de plus qu’un reflet du miroir de la subjectivation de l’objet. Elle n’est qu’une production de la pensée qui symbolise le monde. Nous sommes plus que jamais dans une crise de la représentation. Nous percevons le monde au travers de vues qui prétendent donner un visage au réel. Mais nous ne sommes plus capables de voir, parce que nous ne voyons plus l’inenvisageable, ou ce qui n’a pas de goût, ce qui ne dépend pas de la volition humaine, d’une soif ou d’un désir intéressé. Nous ne reconnaissons plus l’insipide par faute de goût. Nous sommes aveugles par cette incapacité de déposséder les choses d’un visage, d’une nature qui joue alors le rôle d’un voile. L’image-remède n’a que la saveur de l’apaisement d’un trouble. Les images répondent aujourd’hui à la satisfaction des pulsions narcissiques. L’image panse le trouble du soi, mais elle ne pense rien d’autre que soi. Elle ménage les failles de l’ego.

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La production des phénomènes occulte le silence. Souvent la langue se tord, ou s’abîme dans des divagations. La précarité du raisonnement vient non pas du Vide, apatride et essentiel, mais au contraire de l’accumulation de formules. Le silence n’est plus tenu en estime par l’humain. Le flux sans mesure de la parole est pour lui une manière d’asseoir son autorité névrotique et nerveuse. Le bruit croit s’imposer par la force, recouvrant le monde par la contagion des images parasitaires. Mais le silence est un souffle. Il est aussi une exploration, comme l’on creuse au travers de la matière frangible pour trouver le noyau originel qui y était dissimulé. Le méditant-vampire, celui qui pratique le seon1 en Vampire, abandonnera les pièges de la rumination mentale, mais par là, recouvrera la vision claire du silence. Ce silence ne l’abandonnera plus. Il fera sens comme présence pure et centre du vivant.

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Qui me suit encore ? Continuons, car selon la légende, cette révélation (du crâne) permet au bonze Wonhyo de vaincre, de maîtriser ses pulsions. Il se détache ainsi de toute pensée analysante ou discriminante, la considérant comme un piège. Elle n’est pas source de connaissance, mais s’épuise dans les figures de la représentation. Ce n’est que par un regard désintéressé que les phénomènes du réel ne seront plus perçus au travers du miroir déformant de la volonté. Ce regard vide de toute volition échappe à l’emprise des cercles pulsionnels. Ce retrait de l’être devient paradoxalement une reconnaissance de l’être. Il ne s’agit pas de répulsion, mais de détachement. Seul ce détachement permet de voir le cœur de l’être qui n’a pas de visage, qui n’a pas de langue, inconditionné, dans cette possibilité qu’engendre le Vide de faire exister le souffle dans toute chose.

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La pulsion de l’ego n’en finit jamais de vouloir remplir les interstices, de saturer le réel de phénomènes. La pulsion refuse le Vide. Elle alimente cette saturation qui nie le souffle du Vide. Le trouble se nourrit ainsi de trouble, pour ne plus sortir de la torpeur. C’est sa condition d’existence, que de ne plus remédier au surgissement d’une souffrance, sinon par une autre souffrance, en ne l’apaisant que par le poison.

La pulsion entraîne le voilement, ou l’occultation de l’invisible dans l’hypervisibilité. L’invisible est ainsi méprisé. L’occultisme réside aujourd’hui dans le caractère adipeux de la profusion des images et des phénomènes du mental, non dans la pratique méditative, targuée trop souvent de mysticisme, ou encore de lubie d’époque. Le temps de la pulsion est vibrionnant. Il s’attache à des représentations qui n’ont aucun centre. Le temps de la pulsion décentre, c’est celui de la rumination mentale, de l’épuisement psychique ou de la pensée obsessionnelle. Le monde contemporain vibrionne dans les images qui perturbent notre perception du temps. Elles sont virales, dans le sens où elles détournent un fonctionnement et son équilibre. Le psychisme est contaminé par les images qui sont alors synthétisées dans le processus de la pensée. L’image comme représentation d’un temps différé, hors du temps vécu, devient l’objet d’une pulsion par un phénomène de réplication. Comme sous la charge d’un virus, les cellules répliquent, le psychisme enclenche alors un nouveau mécanisme, celui de chercher à reproduire indéfiniment cette apparition représentative d’un hors-temps, comme s’il s’agissait d’une porte de sortie face à l’écoulement du temps. Ce leurre tente désespérément d’échapper à l’anxiété produite par le défilement temporel, mais il ne fait que reproduire la même erreur dans un déroulement obsessionnel, l’installant dans la chronicité maladive. Les images deviennent un cercle ininterrompu qui épuise le psychisme, l’enferme dans la répétition du même.

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Le défilement des images est un délitement de la pensée. Les possibles s’amenuisent dans la représentation d’un monde où le monde ne se reconnaît plus lui-même et où le temps ne tient plus, sa trame étant comme retournée en tout sens. Le temps n’a plus de centre. Il est tout simplement nié, déraciné, et il ne produit plus d’avenir. Dans l’image hypervisible, le présent n’existe plus, ou seulement comme un ex-voto où la tension des transformations n’agit plus. Tout y est perdu d’avance. Le passé est dépassé par le contentement d’un futur qui n’est déjà plus le futur, mais rejoué en tant que passé. La lecture d’une image ne rejoue pas le temps. Elle en propose une version désœuvrée en inscrivant l’avenir dans un passé perpétuel. Ce temps consommé, filtré, absorbe l’attention, la détache du centre, ou du cœur de la pensée. La pensée sans ce noyau temporel est déracinée. Elle vibrionne, s’accroche à des cendres.

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La pulsion paralyse l’être dans l’agitation et la rumination mentale. L’immobilité de la méditation, qu’elle soit dans le zen ou le seon, est un acte ontologique dans l’expérience du mouvement. Elle est une pratique ontologique qui s’inscrit dans l’expérience du devenir. Elle n’analyse pas les phénomènes, ne les nomme pas selon une volonté, mais les laisse advenir sans les envisager. Pratiquer le seon ou zazen, c’est être traversé par les phénomènes. C’est être capable de les laisser surgir, de leur apparition à leur disparition, mais sans intervenir, pour voir ainsi la chaîne d’interdépendance s’épuiser d’elle-même.

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Le méditant-vampire dévisage l’inenvisageable en tournant son regard vers l’intérieur, vers ce qui est à la fois le nœud d’un centre intérieur et l’infini lointain hors de tout centre. Ce nœud d’unité, qui n’a pas de nom mais qui produit l’être dans la démesure, est apatride. C’est le Vide lui-même qui est le cœur du temps. Au cours de la pratique méditative, la concentration mentale revient à ce cœur sans substance, à cet embryon de la démesure, à cet enracinement dans le devenir. Le seon est une méthode qui permet d’avoir des yeux derrière les yeux, de savoir les retourner vers la blancheur des intériorités2. Il s’agit de se rapprocher de l’épochè, de ce noème infalsifiable, ou noyau de la réduction3 qui approche l’être au plus près, et qui dans l’acuité encore, redéfinit l’expérience du sensible comme source de connaissance, sans plus user d’une dialectique qui tenterait de définir ce qu’est la pensée par le recours aux procédés du langage.

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Les sages taoïstes enseignent sans paroles. Ils donnent à voir l’invisible indivisible, étant l’Un qui unifie les dix mille êtres. Cette action naît du non-agir. C’est une foi en l’apatride, en ce monde qui n’a pas de langue. Le Tao n’a pas d’image. Toutefois, Lao Tseu le compare à une matrice, un embryon incommensurable, mais aussi à une source d’eau qui coule dans la cavité d’une montagne. Des figures mythologiques viennent s’y abreuver, jusque dans l’ombre et la tourbe. Le sage taoïste dévisage le monde, lui retire les masques de la morale. Ainsi, il le dévisage.

Le crâne n’est pas un bol, et c’est à cette même source d’eau insipide que Wonhyo boit. L’insipidité est une révélation, elle n’a rien à voir avec un quelconque nihilisme ontologique. Elle ne s’oppose à rien, même pas à une brûlure héroïque du vivant, un romantisme qui à vouloir trop vivre ne répond plus que par la pulsion de mort.

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Zhuangzi4 rêve ailleurs d’un crâne qui lui parle et veut lui faire entendre la joie des morts, qui est selon lui incomparable : « Les morts n’ont ni prince au-dessus d’eux, ni sujet au-dessous d’eux, ni travaux saisonniers. Ils laissent passer les saisons comme l’univers ». Il ne faut surtout pas entendre cette joie dans la mort comme une décision morbide ou une réfutation du vivant, mais la comprendre comme une figuration de ce que pourrait être la libération de l’attachement aux phénomènes. L’essentiel est mystère5. Cet essentiel ne se dit pas mais nous traverse dans la mutation et les cycles de transformation du vivant. Le mystère est dans le vivant, non dans sa représentation pulsionnelle. Le mysticisme y voit une transmigration ; le Saint ou l’Idiot y voit sa joie ; celle de sourire dans le Vide, avec des yeux de Vampire6.


  1. Versant coréen du Zen japonais, mais ici pratiqué dans sa forme Vampire et Apatride. ↩︎

  2. Praxis critique ontologique, Kosmokritik, 8.4432. ↩︎

  3. Éternité et historicité, Jan Patočka, Verdier. ↩︎

  4. Tchouang-tseu. ↩︎

  5. Tao Te King, 27. ↩︎

  6. Mudras Vampires, Traité du Vide Apatride, à paraître, 2023. ↩︎