ERR0R

Enfance du communisme : de la littérature comme champ stratégique

Enfance du communisme : de la littérature comme champ stratégique
Le texte à pirater.
Le zine à brûler.

Le langage poétique se voit engagé dans une éternelle guerre de position contre la langue du pouvoir, sa police et ses académies. Mais peut-il sortir de sa confrontation stationnaire à l’ordre des choses, et se doter d’une fonction active au sein d’un processus révolutionnaire ?

Autrement dit : la poésie est-elle nécessairement vouée à regarder le monde pourrir ?

Les mouvements révolutionnaires ont toujours activé « des espaces dans l’espace1 », espaces où des actions poétiques, plurielles, compulsives, effrénées ont su se manifester et furent le plus souvent réprimées par le pouvoir central.

Ce fut le cas de Vladimir Maïakovski, de Sergueï Essenine, d’Ossip Mandelstam, des poètes de langue yiddish lors de la mal nommée « Nuit des poètes assassinés » en 1952, et la liste est si longue que nous choisissons ici seulement d’évoquer celles et ceux que nous connaissons et que nous aimons, celles et ceux dont les « suicides », les humiliations, les exécutions nous pèsent encore, et dont nous estimons qu’ils participèrent activement à l’esprit et à la lettre de la Contre-révolution.

Tout processus émancipateur se caractérise par une éruption et un « partage du sensible2 ». Pour autant, il se n’agit pas de constituer le langage poétique comme prérequis à toute action révolutionnaire, mais de faire primer le fait positif et autonome d’une expression poétique sur le « règne des fins », même dans le cas où ces fins se présentent à nous comme « révolutionnaires ».

Ce pourquoi nous suivons Michel Leiris quand il nous dit que l’art ne doit aucunement être réduit à une fonction illustrative ou représentative, qu’il ne peut avoir pour vocation d’incarner ou de matérialiser du discours — même communiste, même révolutionnaire —, que son autonomie est gage d’une société engagée dans une émancipation totale3 :

Si la Révolution appelle un art et une littérature révolutionnaires par leur signification immédiate, il ne faut pas que cette exigence tactique soit satisfaite au détriment de la stratégie et qu’on oublie que, pour être totalement révolutionnaires, autrement dit, pour répondre à tous les besoins de la Révolution, un art et une littérature ne doivent pas simplement viser à exalter, propager ou orienter l’esprit révolutionnaire, mais tendre, au moins par certains de leurs aspects, à transformer d’ores et déjà en préfiguration du futur « homme intégral » l’homme d’aujourd’hui qui commence à peine à se défaire de ses chaînes. D’où la valeur révolutionnaire de toutes les œuvres qui tendent à ruiner les stéréotypes rassurants sur lesquels l’homme aliéné croit pouvoir se fonder, soit qu’elles bouleversent de fond en comble la vision que l’on a du monde (Picasso), soit qu’elles donnent une conscience plus brûlante de la condition humaine (Kafka), soit qu’elles découvrent à l’homme et à la femme les ambiguïtés et les doubles fonds de leurs désirs (Bataille)4.

L’art poétique est expérimental par essence. Ce qui signifie qu’il engage son créateur sur une voie qu’il ne connaît pas. Et si le poète campe dans sa forge, ce n’est pas tant pour réaliser un objet qu’il aurait déjà en tête (un discours joliment imagé par exemple), ou une certaine représentation de cet objet (l’autoportrait du pouvoir), que pour découvrir un rapport nouveau.

Nous nous situons sur un plan différent de celui du travail de l’artisan dont Marx nous dit que c’est le fait d’avoir conçu son œuvre dans sa tête avant de la réaliser avec ses mains qui le distingue de l’abeille5. Rabattre la création artistique sur la production artisanale — et bien que nous comprenions la nécessité de désidéaliser la figure du créateur — tend à rabattre l’acte expérimental sur l’acte producteur d’objets utiles à notre vie, à circonscrire ainsi toute forme de travail artistique à la production de valeurs.

A contrario, ce sont précisément les caractères expérimentaux, heuristiques de l’acte créateur qui en font quelque chose de réellement révolutionnaire :

Travailler sans directives données de l’extérieur, sans idées préconçues — ou presque — et comme s’il allait à la découverte, c’est sans doute le meilleur moyen pour l’artiste ou l’écrivain d’échapper aux stéréotypes et de faire ainsi œuvre vraiment authentique et créatrice. Pour le créateur, il ne s’agit pas d’accomplir un « chef-d’œuvre », — notion qui se réfère à l’époque ancienne où, pour être reçu maître dans une corporation, il fallait faire ses preuves d’habile artisan en exécutant une œuvre reconnue proprement magistrale. Cette notion garde encore un sens en société capitaliste, celui d’œuvre digne par excellence d’être acquise par un amateur ou par un musée, mais elle ne peut être admise en société révolutionnaire, puisqu’elle suppose que l’œuvre est traitée comme une denrée susceptible d’être plus ou moins recherchée. Pour le créateur, il s’agit toujours d’expérimenter et de s’aventurer : quand il commence un travail, il ne sait pas exactement où cela le mènera et c’est, justement, pour savoir où cela le mène qu’il travaille. Très précisément, c’est cette façon d’avancer comme on débroussaille à coups de machette qui s’appelle « créer »6.

L’art implique donc son sujet en l’excentrant, en le projetant, par l’usage créateur de la langue (écrite, orale, cryptique) dans le langage de la réalité. Ce langage reste à découvrir : ce n’est pas le poète qui fait le poème lucide, mais le poème qui fait le poète voyant.

Par-delà toute morale, par-delà toute grammaire, l’acte créateur repousse les hiérarchisations induites par le Savoir ; l’expérience artistique se faisant ainsi l’objet d’un « connaître » qui brise les schémas existants de la connaissance.

Par sa pratique même, dans sa contestation de l’ordre du Discours, dans son subvertissement du régime de la Représentation, l’art est relation à soi, aux autres, sur le mode d’une confrontation expressive à l’altérité — je est un autre : relatif notamment à ce « double fond » du désir, à nos ambiguïtés les moins assignables dans la grammaire du connu.

Michel Leiris, encore :

Dans le domaine artistique et littéraire, un créateur ne peut pas être un homme satisfait de la culture existante. Ce qui le pousse à la recherche, c’est le besoin de rompre avec ce qui existe et de faire autre chose. De sorte qu’une société, même communiste, ne peut prendre des mesures visant à l’« encourager », car cela tendrait ipso facto à le domestiquer. Elle ne peut que lui garantir l’exercice de son absolue liberté d’investigation. Cela, sans réticences, et en considérant que ces travaux effectués en toute liberté ne peuvent qu’aider la Révolution dans sa marche vers la totale liberté7.

L’histoire moderne repose sur un déchirement ontologique : si l’être et son expression ne font qu’un, affirme le Marx des Manuscrits de 1844, c’est que le travail, en tant que pôle central de la praxis humaine, fut lui-même dévoyé sous régime de production capitaliste.

Ce déchirement inaugural induit un ensemble d’oppositions discursives et d’aliénations concrètes, en premier lieu desquelles la rupture métabolique de l’Homme et de la Nature, celle-ci ayant pour fonction de justifier et d’accroître la division capitaliste du travail :

L’opposition entre la ville et la campagne ne peut exister que dans le cadre de la propriété privée. Elle est l’expression la plus flagrante de la subordination de l’individu à la division du travail, de sa subordination à une activité déterminée qui lui est imposée. Cette subordination fait de l’un un animal des villes et de l’autre un animal des campagnes, tout aussi bornés l’un que l’autre, et fait renaître chaque jour à nouveau l’opposition des intérêts des deux parties8.

Il faut insister sur le fait que toutes les oppositions discursives qui dérivent de cette rupture, souvent théoriquement fondées et idéologiquement soutenues, renvoient à une série d’aliénations très concrètes : celles-ci ont la consistance ontologique d’un camion qui nous écrase ou d’une forêt qui brûle ; elles ne peuvent donc apparaître comme simples distorsions de la conscience, d’autant qu’elles reposent objectivement sur des faits matériels : propriété des grands moyens de production, exploitation capitaliste d’une classe par une autre, extractivisme effréné.

Le communisme vise seulement à libérer le vivant de cette opposition inaugurale qui le déchire ; cette libération s’opérant comme un accomplissement du devenir de l’être en tant que langage — c’est ici « l’énigme résolue de l’histoire » :

Ce communisme en tant que naturalisme achevé = humanisme, en tant qu’humanisme achevé = naturalisme ; il est la vraie solution de l’antagonisme entre l’homme et la nature, entre l’homme et l’homme, la vraie solution de la lutte entre existence et essence, entre objectivation et affirmation de soi, entre liberté et nécessité, entre individu et genre9.

Sur le terrain de la praxis révolutionnaire, cette opposition devra être surmontée par un sujet révolutionnaire en capacité de fédérer, sans les soumettre à la Loi des grands nombres et aux structures pétrifiées de la gauche institutionnelle, les mondes paysans, ouvriers et sous-prolétaires — la difficulté pratique et les apories stratégiques rencontrées au sein des luttes révolutionnaires étant si souvent corrélées à l’homogénéisation d’un sujet révolutionnaire qui se reconnaît lui-même dans l’exclusion de l’autre.

Sur le terrain poétique, la réconciliation des termes de l’opposition s’incarne dans le visage de l’enfance, ce dernier n’ayant pas encore conféré au paysage les déterminations d’un cadre : l’enfant reconnaît le monde, et se reconnaît lui-même à travers lui, non par la médiation d’un concept ou d’une culture déterminée, mais à partir de ses perceptions sensibles.

Est-ce à dire, si nous voulons de nouveau rencontrer un paysage, qu’il nous soit nécessaire de destituer une part importante d’acquis sociaux et culturels ? Oui et non. Car la connaissance spécifique de la géologie et de l’agriculture permet évidemment au poète de comprendre un paysage, d’en apprécier l’histoire ou d’en déplorer l’altération ; mais il lui est tout autant nécessaire de se laisser happer, surprendre par ses jeux de couleurs, ses reliefs, par le caractère accidentel de la roche et le miracle de la flore se débattant avec elle.

Avant Marx et ses héritages contradictoires, Hölderlin a tenté de composer une dialectique de la Tradition et du Paysage, sans inféoder l’un à l’autre, et encore moins à l’Histoire — c’est une figuration du feu, celui de la nouvelle origine, qui intègre les éléments de l’antagonisme (nature, tradition) et les dissout10 dans une image de notre salut :

Ainsi, osez ! votre héritage, votre acquis,
Histoires, leçons de la bouche de vos pères,
Lois et coutumes, noms des Dieux anciens,
Oubliez-les hardiment pour lever les yeux,
Comme des nouveau-nés, sur la nature divine.
Alors, votre esprit à la lumière du ciel
Embrasé, d’un souffle tendre de vie
Votre poitrine abreuvée comme au premier jour,
Quand bruiront sous leurs fruits d’or les forêts,
Jailliront les sources du rocher, quand la vie
Du monde, son esprit de paix, vous saisiront
Et l’âme vous berceront comme un chant sacré,
Qu’alors perçant les délices d’une belle aube
Luiront d’un éclat nouveau les verdures de la terre
Et la montagne et la mer, les nuages et les astres,
Que ces nobles forces, tels des frères héros,
Venant sous vos yeux vous feront battre le cœur
Ainsi qu’à des écuyers dans un désir de prouesses
Et d’un monde vôtre et beau, alors tendez-vous les mains,
Donnez-vous votre parole et partagez votre bien11.

Le nouveau-né vit dans le langage et non encore dans la langue. Ses yeux s’ouvrent sur un monde vierge encore de significations : c’est un regard offert à la lumière — poème de feu et de cendres ; ni capture ni hiérarchisation des perceptions, mais pur abandon dans le feu de la nouvelle origine.

L’image du feu hölderlinien se conclut sur un appel au partage, à la communion, emblématique, pensons-nous, de cette tradition cachée, de ce communisme de l’enfance, ou enfance du communisme, visant l’unité dialectique12 de l’être et du langage dans la perspective d’une écologie qui serait à la fois sémantique et matérielle.

C’est en ce sens que cette terre, en sa myriade d’éléments qui la composent, minéraux, végétaux, animaux, en sa totalité inachevable dans l’enclos du discours, pourra être nôtre — non dans l’esprit du maître et du possesseur, mais dans celui de l’enfant, qui fait corps avec le monde sans apriorité culturelle ni classification surplombante.

Cet usage hölderlinien de la figuration de l’enfance n’est pas un appel à la régression, mais à la destitution de ces « leçons de la bouche de vos pères, lois et coutumes, noms des dieux anciens » qui assignent au monde une signification morte.

Par-delà la question du Savoir, c’est une guerre silencieuse menée contre un certain usage du monde. Mais il n’est pas question pour autant d’anéantir la tradition en soi, seulement de pulvériser le rapport réifiant qui la place devant la nature en tant que corps étranger.

Nietzsche, dans le sillon d’Hölderlin, rend admirablement compte d’un processus de transvaluation qui rompt avec la synthèse vide des philosophies de l’histoire : s’il s’agit bien de se débarrasser du poids de la Morale, cette forme pétrifiée de la tradition, il ne s’agit pas pour autant de s’appesantir dans une posture régressive, de rugir mécaniquement contre l’Ordre ; il s’agit de parvenir au stade de la nouvelle Aurore, ce devenir-enfant de l’être, qui n’est pas régression, donc, mais transformation et nouvelle subjectivation des valeurs, non plus du point de vue du Droit, mais depuis l’être et son langage, en leur unité conflictuelle et féconde.

Et Nietzsche d’affiner la figuration poétique de l’enfance, d’en dégager à grands traits quasi mythologiques les principaux mouvements :

L’enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation13.

L’oubli, vertu cardinale de la philosophie nietzschéenne, contre une conception totalitaire de l’Histoire, permet d’envisager le vide et donc le possible, bifurcation et renouveau, quête d’innocence et de joie, à l’aune de la nouvelle aurore.

Sur le terrain de la praxis poétique, du langage, cet oubli peut se traduire par une méfiance à l’égard de la syntaxe, un pessimisme devant le caractère communicationnel de la langue.

À ce jeu, il y a les bulldozers : Ghérasim Luca, Beckett, Valère Novarina, aujourd’hui Laura Vasquez sans doute, etc.

Puis il y a ceux, Maïakovski ou Mandelstam en premier lieu, qui n’ont jamais renoncé à ce « quelque chose d’écrit », inscrivant leur poétique dans l’ordre des significations, mais sans jamais cesser de le martyriser, de le distordre. Le langage n’est pas la langue, certes, mais ce que peut la poésie est affaire de langue et de langage mêlés. Autrement dit : le langage poétique épuise les potentialités factices de langue, et l’engage dans un espace ouvert qui mêle le visible et l’invisible, le son et le sens, l’écrit et le non-écrit.

Le différend stratégique est bien réel : si les bulldozers visent purement et simplement une dissolution du sens et une désintégration de l’image, les seconds constituent le langage comme un « champ stratégique », où le sens et l’image sont arrachés à leur bienséance et déploient leur efficacité matérielle dans l’investissement et le dépérissement de l’ordre du discours et du régime de la représentation.

Plus proches de nous, Nathalie Quintane ou Jean-Marie Gleize, tenants d’une prose ponctuelle et/ou circonstanciée, contribuent par exemple à habiter l’espace de la littérature en en contestant les ors et les colonnades. Qu’il s’agisse du réalisme ponctuel de la première (Lautréamont via Proust), ou de la nudité et/ou littéralité du second (Rimbaud via Ponge), tout est bon pour demeurer dans les choses mêmes, document ou lisière, et ne jamais s’encombrer de procédés qui recouvriraient le bruit de l’eau dans une rivière ou la forme objective d’une chaussure.

Ainsi se profile une autre fonction politique de la « poésie » (dans le cas de Quintane et Gleize, nous nous évertuons à appeler ça ainsi, faute de mieux) : une mise en question permanente de la grandeur de la littérature en tant que domaine de pratique symbolique séparé du vivant et/ou de la vie sociale.

Si la littérature demeure bien un acte symbolique, elle se fait conjointement l’objet d’une recherche d’efficacité matérielle — « prose tactique14 », écrit Benjamin Fouché, qui se reconnaîtrait sans doute dans cette filiation profane. Cette exigence matérialiste n’en est pas moins en tension permanente avec l’essence symbolique de la langue, il serait donc imprudent de s’en remettre à une dichotomie figée entre matérialisme et symbolisme, cette recherche d’efficacité matérielle se déployant toujours depuis et dans le champ symbolique du langage humain. À moins de prendre la littérature pour ce qu’elle ne sera jamais : une rivière ou une chaussure.

Cette quête d’une langue basse et matérielle excède-t-elle la fonction strictement communicationnelle du langage ? Distinguons deux types de « communicabilité » : le pouvoir de nommer des objets et d’en partager socialement l’appréhension, d’une part ; et des effets de discours, de l’autre. Le second type s’offre assez naturellement comme la proie d’une certaine littérature : dans son ABC de la barbarie15, par exemple, Jacques-Henri Michot passe un grand coup de balai sur le terrain miné des linguisteries journalistiques ; Quintane, quant à elle, si elle s’attache à dire des choses que tout le monde voit, ou que tout le monde est en capacité de voir dans une circonstance déterminée de la vie sociale, elle n’hésite pas non plus à pulvériser les effets de discours qui contribuent à recouvrir et donc à trahir sa nudité ; son approche est donc tout à la fois réaliste, circonstanciée et critique.

L’approche critique ne contrevient pas à la recherche de littéralité, l’une et l’autre soutiennent ensemble une tension dialectique qui porte à son comble l’effraction de littéralité dans le champ du langage. Une littéralité qui épuise donc quelquefois la « communicabilité » du langage, et peut puiser conjointement à la source rimbaldienne sa nécessité d’une forme objective et inaccaparable — une forme, osons le dire, en un sens infiniment plus concret que dans son acception idéologique et dévoyée : « antifasciste ».

La centralité du régime symbolique (le fait que le langage institué s’organise autour de valeurs déterminées, d’une grammaire donnée, d’un bon sens populaire ou de mythologies bourgeoises) est donc mise à mal par la pure matérialité de la langue (nudité, littéralité, crudité) ; et ce, alors même que l’efficacité matérielle de la langue fait retour à la réalité, souvent la plus ordinaire, la plus universelle, ni plus, ni moins : « Chaussure ne résulte pas d’un pari ; il ne présente aucune prouesse technique, ou rhétorique. Il n’est pas particulièrement pauvre, ni précisément riche, ni modeste, ni même banal. Ce n’était pas un projet, mais ce n’est pas un brouillon, mais il n’a pas encore trouvé sa fin16. »

En prenant le parti unique de l’efficacité matérielle ou du symbolisme décadent, on passe sans doute à côté de la cohérence des destins contradictoires mais complémentaires de l’héritage rimbaldien. Le lyrisme, par exemple, que Rimbaud contribue à remettre en mouvement, est attaqué par tous les bouts : sa supposée transparence, son exaltation du moi ou de l’histoire, sa quête de transcendance. C’est ignorer qu’il précède et excède la littéralité dans l’exacte mesure où la littéralité se rappelle au lyrisme comme une exigence à la fois éthique et esthétique de matérialité. Le lyrisme est attaqué de toute part — sauf peut-être par le principal théoricien de la littéralité, qui nous rappelle ce que l’histoire poétique lui doit :

Et c’est peut-être une première et fondamentale caractéristique de la démarche hugolienne : la poésie est ce langage qui ne peut rien dire qu’en posant incessamment la question de sa possibilité et de sa légitimité, la poésie n’est pas véhicule de réponses toutes faites, mais creusement d’un espace où le sens (du moins pour Hugo) doit pouvoir surgir ; en l’occurrence, évidemment, et c’est ce qui apparaît si l’on observe non pas tel ou tel poème, mais la dynamique du geste hugolien, c’est ce creusement qui est essentiel, non le surgissement, puis la saisie du sens. Ce creusement, qui fait de la poésie un acte et de cet acte une question toujours maintenue, une tension productrice, ne va pas sans ouvrir, à l’intérieur du moi, une faille, une fissure, par où pourra s’engouffrer toute la suite (jusqu’à la « disparition élocutoire » du poète). L’essentiel est là : que, dès sa naissance romantique, la poésie personnelle est une question pour elle-même, qu’il n’y a jamais eu, sauf dans les Histoires de la Littérature, de poésie lyrique transparente, qu’il y a une réflexion lyrique où se pose simultanément la double question de l’apparition et de la disparition du « je17 ».

Ainsi le lyrisme ne cesse de se chercher un sujet, d’en nier la substance dans l’éparpillement des choses ou des traditions, de se réinventer un moi, de le voir disparaître, puis réapparaître et se dédoubler, se démultiplier, tendre vers le monde, faire monde, etc. À ce titre, le lyrisme a toujours à faire aux « accidents du sol », aux anfractuosités de la vie sociale, mais il ne se résigne jamais à un quelconque naturalisme : « Soyons prodigieusement matériels et bassement exaltés ! »

Ce pour quoi le culte de la littéralité18 doit également prendre la mesure de sa potentielle naïveté : matérialisme appauvri ou art radical étalé dans des galeries, l’immanentisme est une autre façon de coller à la peau d’un monde qui n’existe pas ; n’hésitons pas à aiguiser notre exigence d’une vie « totale » — dans le sens qui est celui de Michel Leiris19, et non plus celui de Hegel —, c’est-à-dire d’une existence qui se rapporte non seulement à l’existant mais également au possible, à exiger un monde pour celle-ci, et non un slogan ou autre bel objet plastique exposé dans une vitrine de Saint-Germain-des-Prés ou de Pigneto.

Pour un jeune garçon qui grandit sous le fascisme, ce n’est pas tant la littéralité, la nudité ou la crudité de la langue qui importe, ce retour à la bassesse de la vie et des choses, que de faire voler en éclat toute centralité symbolique par un excès de brisure, un nombre infini de déplacements sémantiques, de nouvelles configurations linguistiques. C’est ainsi que, loin de Pigneto, loin de Saint-Germain-des-Prés, lorsque le jeune Pier Paolo découvre Une saison en enfer, d’instinct, il choisit son camp :

La lecture de Rimbaud et de la poésie symboliste et décadente m’a fait prendre conscience de façon mécanique, automatique, que j’étais contre le fascisme, et elle a donc eu une fonction politique positive20.

La « poésie symboliste et décadente », et pour peu qu’on la réduise à cette désignation, a bien le pouvoir de maltraiter la fonction strictement communicationnelle du langage institué et donc également sa littéralité. Dans le cas particulier de Rimbaud, il s’agit de creuser le sol vicié de sa langue nationale, d’en maltraiter les représentations, de la tordre jusqu’à inventer de nouvelles lignes de force au cœur même de ses fondations — la poésie rimbaldienne, toute symboliste qu’elle soit, mobilise donc une matérialité qui brise l’ordre du discours, en éparpille les petits bouts de quartz et les enfonce cruellement dans les représentations pacifiées de la vie des peuples et des nations.

Mais pourquoi Rimbaud et tant de poètes après lui s’en prennent-ils à la langue en général, et à leur propre langue en particulier ? N’est-il pas notre héritage commun, ce sur quoi nous serions en mesure de fonder notre communauté humaine et nationale ?

Précisément : cette langue, à l’ère de l’État-nation et de ses dynamiques coloniales, est devenue un instrument politique au service de l’hégémonie linguistique des nations civilisatrices ; à ce titre, son imposition est nécessairement liée à la relégation ou à l’exclusion des langues subalternes, langues qui seules étaient en mesure de produire un rapport à la réalité échappant à cette clôture.

Aux « barbares », qui par définition ne parlent pas la langue du colon ou ne la parlent pas comme il faut, la poésie moderniste se joint en faisant valoir sa propre sauvagerie. C’est ainsi que Rimbaud, stratège sur le terrain de la syntaxe et militant d’une forme libre, s’attelle à la fabrication de projectiles ayant pour destin de faire trembler les vitrines du grand Parnasse.

Pasolini a beau reconnaître le geste rimbaldien, sa puissance destituante, son « antifascisme » viscéral, le jeune poète de Bologne n’a encore jamais mis un pied sur une place de Rome ou de Milan, il erre aux marges de la modernité, dans la périphérie de Bologne, dans la campagne frioulane, et s’intéresse donc à d’autres traditions, dialectales, idiomatiques, vulgaires et menacées.

Marx remarque que le vieux sentimentalisme des sociétés féodales a été noyé dans les eaux tièdes du calcul égoïste, mais il ne fait pas grand cas du génocide culturel perpétré par la forme culturelle du capitalisme à l’égard des traditions vernaculaires ; on peut même supposer que l’hégémonie linguistique serait au service de ce devenir révolutionnaire d’un prolétariat transnational et unifié. Si Pasolini affirme à plusieurs reprises que Marx est conscient du génocide culturel perpétré par le capitalisme, insistons donc sur le fait que le théoricien révolutionnaire ne s’en émeut que raisonnablement, tant sa conception de l’Histoire est encore imprégnée d’étapisme et de téléologie progressiste. Il faut croire, ici, que Pasolini se réfère à l’insu du discours et non à la clarté du logos.

Si Spinoza considérait que les difficultés des hommes reposaient sur leurs difficultés à communiquer, il est peut-être temps d’infirmer le postulat selon lequel une langue universelle devrait primer sur l’harmonie des langues, l’homogénéité linguistique sur l’entrelacement des dialectes — rien ne sert de communiquer si nous n’avons plus rien à nous dire.

Près d’un siècle après Hölderlin, dans une lettre à son éditeur, Rainer Maria Rilke, cherchant à « expliquer » le sens de ses Élégies de Duino, écrit déjà qu’il perçoit une mutation anthropologique majeure dans nos sociétés européennes de l’entre-deux-guerres ; celle-ci ayant tout à voir avec une fracturation de la conscience en partie liée à une aliénation du pouvoir de désignation de la langue — nous ne sommes plus en mesure, dit-il, de nous reconnaître dans les choses que nous nommons :

Aujourd’hui, l’Amérique nous inonde de choses vides, indifférentes, de pseudo-choses, d’attrapes de vie… Une maison, au sens américain, une pomme ou une grappe de raisin américaines, n’ont rien de commun avec la maison, le fruit, la grappe qu’avaient imprégnées les pensives espérances de nos aïeux… Les choses douées de vie, les choses vécues, conscientes de nous, sont sur leur déclin et ne seront pas remplacées. Nous sommes peut-être les derniers qui auront connu encore de telles choses. Nous avons la responsabilité de sauvegarder non seulement leur souvenir (ce serait peu de choses, et bien peu sûr), mais leur valeur humaine et larique (au sens des divinités du foyer). La terre n’a pas d’autre issue que de devenir invisible : en nous, qui participons pour une part de nous-mêmes à l’Invisible, qui en possédons (au moins) des actions, et qui pouvons augmenter notre capital d’Invisible pendant que nous sommes ici, — en nous seulement peut s’accomplir cette transfiguration intime et durable du Visible en Invisible, en une réalité qui n’ait plus besoin d’être visible et tangible, de même que notre propre destin, en nous, ne cesse de se faire à la fois invisible et plus présent21.

C’est une double aliénation qui se fait jour — double du point de vue de la langue allemande qui, contrairement à la langue française, est dotée de deux termes différenciés pour désigner l’aliénation22 : Entfremdung, qui renvoie au sentiment d’étrangeté de l’être qui ne reconnaît plus son monde ; Entausserung, qui renvoie à un processus de mauvaise objectivation, d’objectivation pillée et dénaturée.

Si l’être est privé de ses capacités à se reconnaître et à reconnaître le monde par la médiation de la langue, c’est que la langue du Capital est devenue une langue vide, purement instrumentale. Et ce qui est valable pour le monde des objets, l’est également pour celui des idées : que sont devenus la « Liberté », l’« Homme », le « Savoir », l’« Universel » dans la bouche des sentinelles de l’ordre existant ?

Hegel, déjà, avait à cœur de redonner à l’universalité un contenu concret. Mais tous les contenus de la philosophie hégélienne ne sont que des contenus opportunistes, intégrés et donc neutralisés dans le cadre d’un processus historique surplombant et donc également abstrait.

Hölderlin, qui fut un compagnon de Hegel, avec lequel il partagea, dit-on, une chambre à Tübingen, avec lequel, dit-on encore, il planta un arbre en hommage à la Révolution française, fait émerger dans sa poétique une conception radicalement différente de l’histoire, une conception qui l’engagera sur une voie non académique.

La folie de Hölderlin est avant tout un défaut de paiement, une soustraction à la marche de l’Histoire, une désertion ; quant à Hegel, aux premières inspirations géniales, de Berne, de Tübingen, de Francfort, sur la belle totalité grecque éclatée, succédera le poids d’un système qui n’en finira plus d’épuiser l’histoire23.

Pasolini, quant à lui, est l’enfant d’un siècle qui n’a plus rien d’innocent : il ne peut s’abriter dans l’ignorance des contre-finalités que l’histoire bourgeoise impose au monde, sa destruction. À la folie de Hölderlin, il substitue un mode d’être tragique, engagé dans une joute avec la réalité bourgeoise — l’esprit tragique impliquant une telle confrontation, fort éloignée des petites dramaturgies et des grands systèmes de pensée totalitaires : il s’agit bien de regarder la mort dans les yeux.

On sait que le jeune Marx était un lecteur de Hölderlin, qu’il s’initia même à la poésie — peu de poèmes subsistent —, avant de plonger dans l’étude du matérialisme antique, puis dans la lecture de Hegel, de Feuerbach et des économistes anglais ; sans rejouer le Marx humaniste contre le Marx critique de l’économie politique, il est cependant pertinent d’insister sur ce « moment-Hölderlin » dans la formation intellectuelle du jeune Marx.

C’est à cette tradition méconnue, de communistes profanes, de poètes à l’acuité sociale extraordinaire, à la sensibilité convulsivement portée vers une sauvegarde du sensible, que nous associons Pasolini ; il s’agit d’une tradition à la fois alternative et complémentaire au marxisme philosophique, sa condition de possibilité peut-être : la découverte d’une forme potentielle du communisme, indissociablement éthique et esthétique.

Nous n’avons esquissé ici que quelques traits de cette tradition à partir du refus primordial de l’opposition Homme/Nature, mais, comme toute tradition non institutionnalisée, sa survivance dépend de ce qu’il nous reste à y découvrir pour un communisme déjà existant : une écologie du sens couvant une écologie matérielle, une poétique communiste donc, ou, pour le dire autrement, une raison poétique du communisme.

Celle-ci ne peut se justifier par un discours sur l’Histoire, mais seulement par la primauté du langage sur toute forme de Savoir — Empédocle jetant au feu « Histoires, leçons de la bouche de vos pères, lois et coutumes, noms des Dieux anciens » en cette forge de Vulcain où il poussa lui-même son dernier souffle — qui fut également le premier : celui de la nouvelle origine — extase ultime, dissolution et joie, figurant alors l’enfance comme éternel recommencement du souffle et de la vision.

La politisation de l’art à laquelle nous enjoint le communisme benjaminien24 — qui acte la mort de l’aura (hic et nunc) à l’ère de l’avènement des technologies reproductives — repose sur le constat que la nouvelle production culturelle — photographies, films, impressions à grande échelle, et désormais tout ce qui circule en boucle dans l’immatérialité de nos réseaux — doit être politisée du fait même de cette reproductibilité potentiellement infinie. Mais le constat benjaminien repose sur un principe stratégique et non ontologique : la production artistique, d’une part, peut demeurer artisanale ; de l’autre, la politisation de l’art demeure un concept à préciser : s’agit-il de greffer un contenu politique à une forme standardisée ? ou de réinventer une forme tout en se soumettant aux nouvelles conditions techniques de la modernité capitaliste ? Si nous comprenons plutôt bien ce que signifie un « art politique » s’agissant de Brecht, il est plus périlleux de statuer sur le potentiel politique d’un Samuel Beckett ou d’un Paul Celan ; ce dernier s’exprimant, dit-il, seulement du point de vue des corneilles.

C’est ici que nous semble particulièrement intéressante l’idée d’Adorno selon laquelle Celan ou Beckett, en se soustrayant à l’ordre du Discours, à la structure traditionnelle du récit ainsi qu’au régime de la représentation, donnent à voir une action sur la langue ouvrant des brèches au cœur de nos consciences rationalistes, consuméristes et donc nécessairement pauvres en langage.

Ce pour quoi, après avoir distingué les bulldozers et les stratèges, il nous semble important d’envisager leur alliance : le travail du montage, en cela qu’il se confronte aux nouvelles conditions techniques de notre temps, est en capacité de faire jouer Beckett avec Marx — art de la destitution et recomposition d’un horizon stratégique sur le terrain de l’art.

Longtemps nous avons cru qu’un art, afin d’être efficace politiquement, conséquent, substantiel, devait être porteur d’un contenu (moral, politique, idéologique) ; aujourd’hui, en cette époque de clôture sémantique qu’induit la langue néolibérale, nous pensons au contraire que c’est en convoquant la puissance destituante du langage au sein de nos horizons stratégiques que nous rendrons possible la formation d’un art émancipé de la rationalité marchande et de l’idéologie consumériste.

Il ne peut être question de demeurer rivé à une tactique circonstanciée — il nous faut recomposer un horizon stratégique dans le « domaine de l’art ». C’est ce que fera Pasolini, obstinément, en diversifiant sa pratique (poèmes, articles, films), en se confrontant à la technique, en prenant le risque de se contredire et d’inventer une langue neuve.

Se distinguant peut-être de la poétique de la pure errance baudelairienne — actant la cessation du possible tout en se réconfortant dangereusement au sein de la Beauté —, Hölderlin, Rilke ou Pasolini, pour ne citer qu’eux, les plus emblématiques selon nous de cette tradition inavouée, visent bien une rédemption : maintenir vivante cette dialectique de la Terre et des Ciels, de la Ville et de la Campagne, de la Raison et du Sensible, autant d’oppositions abstraites que leur communisme hétérodoxe ou cryptique s’est juré de réconcilier.

Il ne pourrait être question de limiter cette tradition aux arts littéraires : l’odieux Picasso disait qu’il avait passé sa vie à apprendre à dessiner comme un enfant ; l’acte de figuration, dans la peinture, s’il tend à reproduire une certaine représentation du monde, contribue à épuiser les potentialités du regard, à figer l’enfance dans une maîtrise de la réalité ; et c’est donc à une dialectique de la maîtrise et de l’effacement que nous convie l’acte créateur, celle-ci impliquant d’assumer une part de destruction, d’oubli et de cruauté.

Paul Klee, quant à lui, conçoit son œuvre comme une ontologie du devenir, jamais comme une totalité achevée25 : ce caractère d’inachèvement de ses dessins et de ses peintures, leur dynamique ouverte aux potentialités non encore advenues de l’ouvrage, esquisse une certaine image de l’enfance — qui n’est pas une représentation béate de pureté : tous les anges sont terribles — songeons notamment à ces angelots qui jouent espiègles au pied d’allégories, sur les murs de l’Oratorio san Lorenzo à Palerme, en subvertissent la solennité, en contrarient le pouvoir d’évocation.

Cette part de jeu, d’oubli, et donc de cruauté, que nous associons à la peinture de Picasso, cette importance du mouvement et de la contingence qui caractérise l’art de Klee, ont pour vocation de matérialiser une certaine idée de l’innocence, d’une innocence qui n’est pas diluable dans le laïcisme et la tolérance de la société de consommation. Il s’agit d’une innocence indocile, exigeante, qui vise un au-delà du monde au cœur du monde lui-même — interstice qui, selon Rilke, serait le lieu de l’ange par excellence :

Il n’y a ni En-deçà, ni Au-delà, rien que la grande Unité où ces êtres qui nous surpassent, les « anges », sont chez eux26.

Cet espace ouvert recouvre la matière d’une prose versifiée où l’esprit des morts se coltine la matérialité du poème — espace matériel du langage qui se confond le plus souvent avec l’enfance en tant que puissance destituante.

C’est de façon tout à fait analogue que Pasolini investit cet espace. À cet égard, son horizon stratégique ne cessera de se recomposer : si la première image frioulane de l’enfance épouse encore les traits de la pure innocence (« Fontaine de rustique amour27 »), celle-ci mute en projectiles dans Transhumaniser et organiser (« … sachez que je suis ici prêt / à fournir des poésies sur commande : des engins*. / *Même explosifs28 »), avant de faire l’épreuve d’une réécriture désenchantée dans La nouvelle jeunesse (« Fontaine d’amour pour personne29 »). Ainsi, tout au long de son œuvre poétique, Pasolini ne cesse d’inscrire l’enfance et ses métamorphoses dans l’espace du langage — ce qui a peu de chance de laisser la littérature indemne.

Soutenir une telle visée suppose un courage éthique et créateur remarquable : continuer à créer, continuer à agir, en assumant cette part de destruction, d’oubli, de ce que nous avons aimé, chéri, au sacrifice même des motifs qui nous ont conduits à persévérer dans l’art et dans la vie ; il y aura quelque chose après tout ça, et si ce quelque chose n’est rien, nous avons le devoir de continuer quand même, car ce quelque chose qui n’est peut-être rien est pourtant tout ce que nous avons.

C’est peut-être ici que l’on perçoit l’une des plus merveilleuses manifestations de cette vitalité désespérée qui caractérise toute la poésie de Pasolini :

Je crie, en ce ciel où habita ma mère :
« Avec une incorrigible naïveté »
— à l’âge où l’on devrait pourtant être un homme —
j’oppose l’arbitraire à la dignité
(qui, d’ailleurs, à cessé d’intéresser nos fils).
Et, contre un peu de science de l’histoire, qui me fait
connaître
l’étendue de la tragédie d’une histoire qui s’achève,
je m’adjuge toute l’innocence de la vie future30 !

Cette « innocence de la vie future » s’inscrit dans une conception de l’Histoire qui n’est déjà plus celle de Hegel ou du matérialisme orthodoxe — qui se fait retour et recommencement, dans le sillage de Hölderlin peut-être, dans celui de Nietzsche également.

Dans la mesure où l’amour et la radicalité (indissociables) de Pasolini puisent leur source dans une certaine image de l’enfance, et non dans un verbalisme sans ancrage, ou encore dans le souvenir d’une résistance mythifiée — ravivée par les sursauts bolivien, cubain ou vietnamien31 —, l’espérance pasolinienne demeure donc soutenue d’une idée de l’enfance comme langage. En conséquence, son espérance, toute révolutionnaire qu’elle soit, n’est jamais rhétorique : elle est seulement amour.

Non un idéal d’égalité et de liberté que la classe ouvrière serait chargée de réaliser, donc, mais la croissance dans les « soleils de l’âme » d’une exigence toujours renouvelée de Justice :

Vous avez voulu avoir un poète sur ce ban
lustré par les culottes de tant de pauvres diables ?
D’accord, savourez. La Justice
devient la voix d’hirondelles aveugle, aux désœuvrements
de la Poésie. Et non parce que la Poésie aurait le droit
de délirer sur un peu d’azur, sur un misérable jour
sublime qui naît de la mélancolie et de la mort.
Mais parce que la poésie est Justice. Justice qui croît
en liberté, dans les soleils de l’âme, où s’accomplissent
en paix les naissances des jours, les origines et les fins
des religions, et les actes de culture
sont aussi des actes de barbarie,
et quiconque juge est toujours innocent32.

Quelle correspondance (!), ici, entre le feu Hölderlinien qui, sous le regard du nouveau-né, embrase l’Histoire, la Culture, le Savoir, et l’âme pasolinienne au sein de laquelle se déploie le jugement poétique tel qu’esquissé dans ce poème : critique insolente, radicale, désespérée, du point de vue de l’éternelle enfance, des accomplissements et des prouesses de la modernité capitaliste.

Si nous devions associer l’enfance — cet implacable « jugement innocent » sur le monde — à une fleur, comment ne pas l’associer au genêt léopardien, qui ne cesse de croître sur les flancs dévastés du Vésuve, à rebours de toutes ces représentations épiques de la grandeur de l’Homme, leur exaltation dans une langue morte :

Sur les flancs calcinés de ce mont formidable, Sombre exterminateur de l’homme et des cités, Nulle plante ne croît au souffle des étés ; Toi seul, sur le versant du gouffre inabordable, Tu fleuris et souris et parfumes les airs, Solitaire genêt, qui te plais aux déserts33.

Quant à la comparaison du langage de l’enfance au genêt, celle-ci pourrait être étendue ici au désert de significations qui inscrit l’enfant au cœur d’un monde vierge de Culture et d’Histoire, et dont l’oubli — vertu nietzschéenne par excellence — constitue la condition de déploiement et de redéploiement.

Entre oubli et mémoire, donc, dans le sillage involontaire de Benjamin, Pasolini invente une dialectique nouvelle sur le terrain poétique ; celle-ci visant une rédemption qui devra se traduire par un renversement du capitalisme, mais également par la manifestation concrète d’un communisme déjà existant — c’est-à-dire : par une abolition de la Politique en tant que domaine de pensée séparé du langage.

Cette (trans)dialectique est vertigineuse : elle s’inscrit au cœur de la tradition que nous reconnaissons comme alternative et complémentaire au marxisme philosophique — dont nous tentons seulement ici d’esquisser quelques traits, de façon partiale mais non arbitraire, conscients des limites inévitables de notre tentative.

Ajoutons qu’il n’est pas question de survivance34 : nos résistances ne sont pas assimilables à un patrimoine de vieilles représentations et de vieux discours ; si nous avons à cœur d’honorer la mémoire des vaincus, ce n’est pas pour les pendre une seconde fois au pilori d’une conscience fatiguée, déclinante, mais seulement afin de rendre compte de cette exigence de Justice qui n’a jamais cessé de croître en nous, à la lumière de l’enfance. Cette exigence porte donc la marque d’une décision inaugurale : elle nous engage à choisir entre le monde du langage et celui du pouvoir.

Mais, chez Pasolini, quelle est donc cette image de la liberté en son point de surgissement inaugural ? Nous pensons bien sûr à une lettre du très jeune Pier Paolo à l’adresse de son ami Franco Farolfi :

… Il y a trois jours, Paria et moi sommes descendus dans les recoins d’une joyeuse prostitution, où de grasses mamas et l’haleine de quadragénaires dénudés nous ont fait penser avec nostalgie aux rivages de l’enfance innocente. Nous avons ensuite pissé avec désespoir.

L’amitié est une très belle chose. La nuit dont je te parle, nous avons dîné à Paderno, et ensuite dans le noir sans lune, nous sommes montés vers Pieve del Pino, nous avons vu une quantité énorme de lucioles qui formaient des bosquets de feu dans les bosquets de buissons, et nous les enviions parce qu’elles s’aimaient, parce qu’elles se cherchaient dans leurs envols amoureux et leurs lumières, alors que nous étions secs et rien que des mâles dans un vagabondage artificiel. J’ai alors pensé combien l’amitié est belle, et les réunions de garçons de vingt ans qui rient de leurs mâles voix innocentes, et ne se soucient pas du monde autour d’eux, poursuivant leur vie, remplissant la nuit de leurs cris. Leur virilité est potentielle. Tout en eux se transforme en rires, en éclats de rire. Jamais leur fougue virile n’apparaît aussi claire et bouleversante que quand ils paraissent redevenus des enfants innocents, parce que dans leur corps demeure toujours présente leur jeunesse totale, joyeuse. Même quand ils parlent d’Art ou de Poésie. J’ai vu (et je me vois moi-même ainsi) des jeunes parler de Cézanne, et on avait l’impression qu’ils parlaient d’une de leurs aventures amoureuses, l’œil brillant et trouble. Ainsi étions-nous, cette nuit-là ; nous avons ensuite grimpé sur les flancs des collines, entre les ronces qui étaient mortes et leur mort semblait vivante, nous avons traversé des vergers et des bois de cerisiers chargés de griottes, et nous sommes arrivés sur une haute cime. De là, on voyait très clairement deux projecteurs très loin, très féroces, des yeux mécaniques auxquels il était impossible d’échapper, et alors nous avons été saisis par la terreur d’être découverts, pendant que des chiens aboyaient, et nous nous sentions coupables, et nous avons fui sur le dos, la crête de la colline. Nous avons alors trouvé une autre clairière herbeuse, en cercle si réduit que six pins à peu de distance les uns des autres suffisaient à l’entourer ; nous nous sommes étendus là, enveloppés dans nos couvertures, et en parlant agréablement entre nous, nous entendions le vent souffler et faire rage dans les bois, et nous ne savions pas où nous nous trouvions ni de quels lieux nous étions entourés. Aux premières lueurs du jour (qui sont une chose indiciblement belle), nous avons bu les dernières gouttes de nos bouteilles de vin. Le soleil ressemblait à une perle verte. Je me suis déshabillé et j’ai dansé en l’honneur de la lumière ; j’étais tout blanc, alors que les autres enveloppés dans leurs couvertures comme des Péons, tremblaient au vent. Nous avons ensuite lutté, dans la lumière de l’aube jusqu’à l’épuisement ; puis, nous nous sommes allongés, nous avons allumé le feu en l’honneur du soleil, mais le vent l’a éteint…35

Et si toute l’œuvre poétique de Pasolini puisait sa source dans l’image qui s’esquisse ici ? Avec le temps, l’image fut bien sûr affinée, sans cesse recomposée, mais l’image est bien là, déjà là, dans cette lettre du jeune Pasolini rédigée au tout début de l’année 1941.

Cette image n’est déjà plus tout à fait celle de l’enfance, mais celle de l’adolescence, âge de la confrontation par excellence, de la transition douloureuse ; cette abondance de lucioles faisant écho aux miradors « féroces » et aux chiens, à l’ordre militarisé et aux espaces enclos ; tout comme cette flamme, offerte au soleil, et que le vent éteint.

Toute l’œuvre de Pasolini se déploie dans la confrontation désespérée de cette image de la liberté et l’irréalité du monde ; cette image, qui est donc fonction à la fois de sa poétique et de son marxisme hérétique, apparaît comme la raison d’un type d’espérance qui n’a plus rien à voir avec un discours sur l’Histoire36.

Quant aux lucioles, qui constitueront le motif à la fois réel et emblématique des analyses de Pasolini sur les mutations anthropologiques, politiques et culturelles des années qui viendront, ces lucioles qui auront tout à voir avec cette image primordiale, qui en constituent même l’un des éléments quasi prophétiques, ces lucioles qui incarnent déjà l’insurrection lumineuse de la parole poétique dans la nuit de l’histoire, nous les retrouverons donc plus de trente ans plus tard, dans les Écrits corsaires (1975), et ce pour en déplorer la disparition.


  1. « Nous sommes quelques-uns à cette époque à avoir voulu attenter aux choses, créer en nous des espaces à la vie, des espaces qui n’étaient pas et ne semblaient pas devoir trouver place dans l’espace. » (Antonin Artaud, Le Pèse-Nerfs, Abrüpt, 2020.) ↩︎

  2. Référence au titre d’un ouvrage de Jacques Rancière : Le partage du sensible, Éditions La Fabrique, 2000. ↩︎

  3. La totalité devant être entendue ici non comme clôture mais comme infini processus de réalisation de soi et du monde. ↩︎

  4. Michel Leiris, « Communication au congrès culturel de La Havane » (1968), in Cinq études d’ethnologie, Gallimard, 1969. ↩︎

  5. Chapitre 7 du Capital de Karl Marx, traduction de Joseph Roy, en libre accès sur Wikisource. ↩︎

  6. Michel Leiris, « Communication au congrès culturel de La Havane » (1968), in Cinq études d’ethnologie, op. cit. ↩︎

  7. Michel Leiris, « Communication au congrès culturel de La Havane » (1968), in Cinq études d’ethnologie, op. cit. ↩︎

  8. Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande, en libre accès sur le site Marxists.org. ↩︎

  9. Karl Marx, Les manuscrits économico-politiques de 1844, en libre accès sur le site Marxists.org. ↩︎

  10. Le sentiment de la nature est une expression contemporaine de l’ère industrielle et de ses ravages, anthropologiques et écocides (voir notamment Le jardin de Babylone de Bernard Charbonneau, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2002). De façon analogue, le culte de la tradition, en un sens folklorique et donc pétrifié, doit être dépouillé de ses fantasmes par une analyse rigoureuse des impactes destructeurs du tourisme de masse. Il ne peut être question de faire prospérer l’économie-monde néocapitaliste sur le dos de la nature et de la tradition. ↩︎

  11. Friedrich Hölderlin, Oeuvres, sous la direction de Philippe Jaccottet, Gallimard, Pléiade, 1967. ↩︎

  12. Le fait que cette unité soit caractérisée ici de « dialectique » nous permet d’éviter toute pétrification identitaire de l’être, d’en appeler à ses métamorphoses, à la multiplicité de ses devenirs. ↩︎

  13. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, traduction de Henri Albert, Société du Mercure de France et Naumann, 1898. Ici, un lecteur exigeant me fait remarquer à juste titre que la traduction d’Albert est ambiguë. Mais l’ambiguïté en question (le caractère « saint » de l’affirmation) n’est pas pour nous déplaire ; Pasolini lui-même ne cessant de produire des usages profanes de la théologie chrétienne. ↩︎

  14. Benjamin Fouché, « Petit chaperon loup », Revue Pøst, en libre accès sur le site de la revue. ↩︎

  15. Jacques-Henri Michot, ABC de la barbarie, Al Dante, 2022. ↩︎

  16. Extrait trouvé quelque part sur les internets et tiré de Chaussure (Nathalie Quintane, P.O.L, 1997). ↩︎

  17. Jean-Marie Gleize, Littéralité, Questions théoriques, 2015. ↩︎

  18. D’autant qu’une littéralité purement formaliste risque de se retourner contre l’intention d’appauvrir volontairement la langue afin de la rendre plus communément praticable. À ce titre, Jean-Marie Gleize mentionne les frères mineurs comme source d’inspiration de cette nudité et/ou littéralité dans l’exercice impliqué de la littérature. ↩︎

  19. De PNL également : « Le monde ou rien. » ↩︎

  20. Pier Paolo Pasolini, L’inédit de New York, traduction de Anne Bourguignon, Arléa, 2015. ↩︎

  21. Rainer Maria Rilke, « Lettre à Witold von Hulewicz », in Élégies de Duino, traduction de Rainer Biemel, Allia, 2015. ↩︎

  22. Ce à quoi nous pouvons ajouter un troisième terme, Veräusserung, qui appartient au vocabulaire juridique : « aliéner un bien ». ↩︎

  23. Ajoutons : à Berlin notamment, capitale du Royaume de Prusse, où il finira sa vie auréolé du titre de philosophe national. ↩︎

  24. Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », in Œuvres, traduction de Frédéric Joly, Cédric Cohen-Skalli et Olivier Mannoni, Payot, 2022. ↩︎

  25. Paul Klee, Théorie de l’art moderne, Gallimard, 1998. ↩︎

  26. Rainer Maria Rilke, « Lettre à Witold von Hulewicz », in Élégies de Duino, op. cit. ↩︎

  27. Pier Paolo Pasolini, La nouvelle jeunesse, traduction de Philippe Di Meo, Gallimard, 2003. ↩︎

  28. Pier Paolo Pasolini, Trasumanar e organizzar, Garzanti, 1971. ↩︎

  29. Pier Paolo Pasolini, La nouvelle jeunesse, op. cit. ↩︎

  30. Pier Paolo Pasolini, « Poésie en forme de rose », in Une vitalité désespérée, Anthologie personnelle, traduction de José Guidi, Gallimard, 1973. ↩︎

  31. « Qui nous a fourni — à nous, vieux et jeunes — le langage officiel de la protestation ? Le marxisme, dont l’unique veine poétique est le souvenir de la Résistance, qui se renouvelle à la pensée du Vietnam et de la Bolivie. » (« Lettre de Pier Paolo Pasolini à Allen Ginsberg », in Correspondance générale, traduction de René de Ceccatty, Gallimard, 1991.) ↩︎

  32. Pier Paolo Pasolini, Poésie en forme de rose, traduction de René de Ceccatty, Payot, 2015. ↩︎

  33. Giacomo Leopardi, La poésie de Giacomo Leopardi en vers français, traduction de A. Lacaussade, Alphonse Lemerre Éditeur, 1889. ↩︎

  34. La survivance suppose la persistance d’une lumière passée, tandis que nous visons le communisme, soit l’unité dialectique de l’être et du langage. Cela suppose un rapport plus offensif à l’histoire et à la tradition. ↩︎

  35. Pier Paolo Pasolini, « Lettre à Franco Farolfi », in Correspondance générale, op. cit. ↩︎

  36. « Je te le dis parce que je suis un marxiste non officiel, et mon espoir n’est pas rhétorique. » (Pier Paolo Pasolini, « Lettre à Massimo Ferretti », in Correspondance générale, op. cit.) ↩︎