ERR0R

Désidentité dénominateur nom commun

Désidentité dénominateur nom commun
Le texte à pirater.
Le zine à brûler.

f.a. — fra angelico

Dans l’idiotie des anges. J’ai toujours trouvé les anges idiots. L’inverse n’étant pas toujours vrai. L’idiotie des anges — leur part d’absence et de silence, leur retrait silencieux dans lequel se murmure la parole divine. Ce qui s’est nommé depuis Hölderlin l’ouvert on le sent souffler sur les fresques de f.a., entre l’épée et la tête du saint.

a.a. — antonin artaud

Le critique comme suicidé de la société. Une anecdote pour situer un rapport critique. Quand il traduit Le Moine ou Lewis Carroll, il sait être l’auteur, qu’on lui vole sa voix, on lui usurpe son corps. Peut-être faudrait-il pousser la critique jusqu’à cette folie qui libère. a.a un jour intime à m.l. de consigner son glossaire, que son internité la plus radicale tient comme pratique de radieuse amitié : le don d’une intuition. a.a. la timidité de l’amitié, on contemple chez lui le paroxysme et ses abîmes. On ne saurait l’évoquer que dans la réserve et le silence.

a.a. — amandine andré

Proposant par glissement de faire s’échanger les noms et les langues par l’initiale, par les recouvrements des tarots de Marseille de notre imaginaire. Par subduction peut-être, espérons-le, a.a. supplantera a.a. par des végétalisations plus abondantes, une dramatisation moins cruelle, faite d’« impossessions primitives » qui sont les nôtres aussi, bêtement les nôtres. Pourtant quelque chose résiste, les noms reviennent, et il se tisse entre eux des toiles d’araignées gigantesques. Toi, tu sais que leur cocon nourrit les oiseaux, que les noms nourrissent les noms. Une nuit se couvre de plumes – c’est ce qu’il reste de ce qui se soustrait à la ressemblance. Toi-même tu sais.

r.b. — roland barthes

« J’ai varié, j’ai changé », obsession barthésienne de l’infidélité. Comme si la lecture était une infidélité fidèle semblable à celle de la traduction. De la lecture comme ambivalence comme art de l’ambiguïté : apprendre à vivre cet indécidable du texte, son trouble et sa jouissance provenant de ce qu’il est un désir inépuisable. Lecture et désir, érotique de la lecture : le scandale que craignait r.b. n’a jamais éclaté. On s’est détournés de la mythologie de la lecture pour s’absorber dans sa consommation, on s’est détournés de la rhétorique, des arts de lire qu’il professait. Apprendre à lire : voilà dont on s’occupe toute sa vie quoique toute la vie ne s’y résume pas.

« Aujourd’hui, il m’est indifférent d’être moderne. » Le deuil : un inouï déjà advenu qui s’étend : la seule chose qui se partage. Sémiologie : structurer les fragments d’un discours de ce qui a déjà été vécu (le deuil et l’amour) et qui toujours survient comme l’épreuve d’une singularité. La préparation du roman : jusqu’au bout l’espoir d’une autre forme pour répondre à son oscillation entre la mort de l’auteur et le retour, endeuillé et photographique, du sujet. Une vie, en amateur, dans le signe : tout contre ce suprême organe d’incompréhension que serait le Je.

g.b. — georges bataille

« De cet ami, comment accepter de parler ? » (m.b., « L’amitié ») Comment s’égaler au défi que nous lance Bataille à la suite de Nietzsche, celle d’une parole décapitée, ouverte au divin sans fondement, à la souveraineté ? Que Bataille ait cherché ces « expériences limites » des rires et des larmes, du meurtre et de l’angoisse, de l’érotisme et de la poésie, il ne fait pas de doute. Il en tire une critique orientée sur la possibilité même de parler : ses saintes et ses prostituées sont comme la Monelle de Schwob, de sublimes idiotes. Irrécupérable pourtant, clandestin (si peu de son œuvre à son nom), g.b. radicalement non exemplaire, dont il n’est au fond guère possible de se réclamer. Souillure et transgression sont si loin.

c.b. — charles baudelaire

L’escrime et la flânerie : flairer les vers au ras du pavé. La liberté dans ses contradictions : modernité. De la concentration à la vaporisation du Moi. Mon cœur mis à nu || les salons : le poète seulement dans sa poétique, ça vous file un de ces spleens. Vœu de faire non seulement de l’art, mais de sa vie même cette insolente pointe à laquelle on se pique (« la plaie et le couteau… »). On ne dira jamais assez combien on revient sans cesse à c.b. comme à une rage de dent et de beauté, à ce drama queen excité par la mélancolie, critique de tous les temps, lui de l’éternel commencement, des départs et des rêveries : « À quoi bon exécuter des projets, puisque le projet est en lui-même une jouissance suffisante ? » De l’art de l’ellipse et du suspens.

p.b. — pierre bayard

De la lecture comme jeu défaisant le jeu élitiste et universitaire — donnant à l’invention, à l’hypothèse toute sa place en critique littéraire. Lire sans lire, lire à travers les livres, défaire les noms de l’auteur en les réattribuant, refaire les œuvres, écrire en réécriture, autant de mouvements dont cependant il faudrait accomplir le programme avec un sérieux qui fait de ce jeu l’essentiel de la littérature : cet écart producteur de sens, éclair dans la matrice du langage. Étrangement du langage à la Dinepr Voloust (a.v&m.p.).

w.b. — walter benjamin

On suit toujours son ange de l’histoire, tournés vers les textes passés, mais poussés par le souffle des textes à venir. On modifie pour l’occasion l’histoire. On aime à se rappeler ainsi des anges que l’on croise sans cesse, à l’instar du critique, intercesseur fantôme, absent, retiré du sens, idiot toujours, et terrible (« Jeder Engel ist schrecklich »). Le regard de w.b. est celui aussi d’une autre forme d’essai, celui de l’Einbahnstraße, dessinant la forme d’une vie, la forme de tant de villes labyrinthes, de paroles et de silences, à travers ces images rapides, ces clichés dont c.b. disait qu’ils étaient la réalisation ultime de la poésie.

m.b. — maurice blanchot

Tant de fois cité, répété, si difficile à entendre. Pourtant sa parole critique est simple à résumer : sa formule est celle de l’amitié. Sans adresse. Il faudrait dire aussi l’inquiétude : être inquiet pour l’autre, désigne l’ami. Une amitié de la bactérie, certes. De celle qui parfois phagocyte le discours d’autrui pour alimenter son vide affamé. Pourtant d’ordinaire la critique a horreur du vide, c’est même précisément sa nature. Son rôle a été de faire exister quelques livres face à la masse de plus en plus massive des livres publiés. Paradoxe de ce critique d’Ancien Régime, souverain au-dessus de la masse, jugeant ce qui doit vivre ou mourir, et désirant qu’on le révère, lui, qu’on le lise et que l’on publie moins (ce qui le renverrait à sa profonde et véritable inutilité).

m.b. le premier — mais cette prééminence ne veut rien dire lui qui sait l’importance d’être « le dernier à parler » — m.b., au contraire, a donc pris au sérieux le vide de la critique et le vide de sa parole. Il en fait l’essence même, vide en mouvement, de l’écriture — mêlant en cela écriture critique et écriture de fiction. On ne peut pas dire qu’il ait fait œuvre de « théorie », de spéculation, de vision transcendantale sur la littérature et son ciel. Au contraire : un ciel vide, une parole errante, une absence d’essence et d’origine vers lesquelles on se tourne, telles sont plutôt les figures de sa pensée métalittéraire. Pensée aussi de l’effacement du critique et parole de neutralisation de l’auctorialité (cf. L’espace littéraire). Dans cette œuvre critique, d’article en article, de loin en loin, on repère et apprend l’amitié dont il parle, amitié jamais dans la hauteur mais dans un « communisme de pensée », dans la distance, dans une « amitié stellaire » (f.n.), voire galactique : abreuvons-nous encore longtemps de ce lait.

p.b.2 — patrice blouin

Au forceps, p.b. s’exorbite, s’invente un genre à Soi, des voyages dans le temps, des buffers zones. Popeye revenant, dans l’ailleurs de l’anamorphose, tente d’enterrer ses fantômes pour, mouvement même de l’écriture, qu’ils reviennent. À la découpe, cut-up et match-up, il dessine une auto-science-fiction ; proposition théorique (au sens d’autant intime que collectif) dont certaines revenances tant nous parlent.

a.b. — andré breton

Malgré tout. J’écris pour trouver des hommes (et les meufs, t’en fais quoi, foutu phallocrate ?) disait-il. Vaché, Soupault, Aragon : l’émulation de l’amitié dans sa scission. Mais surtout l’infortune continue de son écriture qui ne survient que sous sa forme critique.

c.c. — cristina campo

Il y a chez c.c. quelque chose Grand Siècle, une superbe intempestive, une Madame de Lafayette du 20e siècle italien. Autre chose donc. Quelque chose d’une résistance et d’une mystique absolue dont la parole est si sûre d’elle, si brève et intense. Une pesée d’or et de silence. C’est à cette aune qu’elle juge dans Les impardonnables, qu’elle se met elle-même du côté des impardonnables. Quelque chose de nietzschéen dans cette cruauté. « La tigresse absence », ce titre féminisé d’un de ses recueils de poèmes lui va comme un gant, un gant qu’on aimerait lui emprunter.

j.-p.c. — jean-philippe cazier

Poète diacritique en un sens ambivalent, en un signe vers son absence, en un régime de sens permettant le suspens et la distinction — peut-être aussi la désextinction de la critique avec quelques autres revues en ligne manifestant l’envie d’essayer de nouvelles formes de pensée à l’essai dans la critique. Par-delà la critique au jour le jour — hodie mihi, cras tibi — à travers le jour sombre de tous les jours, j.-p.c. a aussi invoqué le chaos sensible (Das Sensible Chaos) de John Lovecraft-Carter et sa Théorie des MultiRêves dont les prolongements tentaculaires viennent nous enlacer de leurs petits cerveaux nerveux jusque dans ce texte.

p.c. — paul celan

De la parole Celan il faut dire qu’elle interdit, qu’elle semble si concentrée, si acharnée à se retirer du poème, du commentaire, de la beauté qu’elle aussi nous invite à penser, à faire du poème l’expérience radicale du retrait de la poésie. La critique à ce point nous apprend à défaillir.

p.c.2 — pierre cendors

D’un nom qui s’est fait visage de nuit à travers ses livres. Une incontinuité. Ses livres soufflent et parlent dans un état indécis de rêverie. Peut-on parler des livres comme l’on parle des rêves ? En refusant tout symbolisme, tout biographisme, privilégiant les transformations intimes de l’espace et du temps, les flous et les bonheurs des désidentifications. Être et « désêtre », comme il dit d’un même mouvement, cherchant une origine toujours raturée, biffée (m.l.), laissant place à la trace et au spectral (j.d.).

j.c. — javier cercas

Romancier, critique, et mieux encore que le milan de Tchécoslovaquie. Une autre vision de l’engagement. Et pourtant le même amour du roman dans son ambiguïté, dans son origine don quichottesque. Dans Le point aveugle, j.c. donne des leçons de littérature, c’est-à-dire d’aveuglement, évidemment. Toute vision occulte un point aveugle que le cerveau comble en permanence. La personne qui écrit cherche en vain à rétablir la vérité, à défaire sa vision : seule l’action de lire décidera de cet indécidable dont surgissent les possibles du texte.

h.c. — hélène cixous

Prométhéa, dieu enfin au féminin. Écrire : confondre ce que l’on admire, attraction et amour, ce dont on parle et celle qui en parle.

Elle l’angoisse, le messie, la parole errante et revenante, revenant au point de poignance de Montaigne, à ce qui s’écrit autrement qu’en biographie, qu’en essai, qu’en théâtre, qu’en philosophie, choisissant de mêler ces lignes mélodiques de la pensée dans un entrelacs vivant où la pensée trouve ses chemins, par d’infinis détours — infini détour : écriture.

m.c. — marie cosnay

À notre humanité dans l’accueil inconsidéré de l’étranger. Pour que les histoires comme elle dit deviennent autres, hôtes les unes des autres. C’est ceci qui ici se joue : aucunement une biographie, la fixation d’un auteur à son identité, mais plutôt la capture des liens, des amitiés, qu’il entretient avec les autres évoqués, avec nous.

r.c. — rené crevel

Gueule d’ange, cœur bizarre, hôte d’une bactérie tueuse mais aussi d’idées brillantes et éclectiques, r.c. joue frénétiquement dans notre imaginaire de son clavecin, réarrangeant et dérangeant l’essai ronronnant sur les genoux du seigneur de Montaigne. Art du toucher comme art de lecture : façon de découper le texte : presto, allegro, lento. Vitesse musicale. Détours, critique, corps difficile, folie, r.c. a su former lui aussi autre chose qu’une pose faite de la prose surréaliste et a témoigné d’une expérience vitale de la littérature comme expérience qui nous engage dans l’impossible — qui nous engage tout entier à transformer le monde. Communiste des cœurs, schismatique.

m.g.d. — maurice g. dantec

Dante(s)c : vortex. Peut-être dire d’abord comment l’amitié que l’on porte à tous les auteurs écoutés ici est aussi une façon d’éprouver ce que furent les figurations d’auteurs dont peu à peu on se détache. Tout simplement : m.g.d., très fin de siècle, ou l’exaltation hallucinée de l’écriture. La technique et sa peur. L’incarnation douteuse, verbeuse à l’occasion, d’une littérature au futur.

Dante(s)c : cortex. Façon dont l’intelligence déconne à fond, vampirise tout, machine qui se grippe, délire d&g, la patristique, combine, complote, trafique, thrille, devient illisible, reprend, mélange tous les genres, se trompe sans cesse et gravement. Anges électriques, auréoles de néons, mythomanie du monde. Et dans ce théâtre des opérations désastreuses, dans ces ratages, quelque chose d’essentiel : que l’on peut lire et critiquer grâce à cette différence, grâce à ce vertige, à l’échec de sa pensée, de sa littérature, grâce à ce quelque chose d’autre que de l’amitié (car sur fond de baston idéologique).

g.d. — gilles deleuze

On lui doit tant dans notre critique. Pour débarrasser de la table clinique de la critique tous les outils de dissection et pour installer le banquet où les mots et les corps, où les strates et les liquides ont leur place. Faire de la critique, c’est se situer, se déplacer, faire de la création, des séries, des feuilletons, des schizes. Tant de choses qu’on devrait expliquer ici. Tout l’apport de la philosophie de g.d. à tous les arts. Et à la critique comme le reste. Qu’on relise Proust et les signes. Quelle merveille de lecture. On se sent idiot et heureux devant tant d’idiotie..

d&g — deleuze&guattari

Parmi les repères intensifs de notre contemporain, le couplage d&g a produit tant de concepts, de plateaux de notre disque-monde philosophique qu’il faut considérer tout ce que la littérature et la critique leur doivent aujourd’hui : prolifération des séries, agencement machinal, littérature mineure, visagéité, plan d’immanence, ritournelle, devenirs. Avec eux on voudrait produire des langues schizos, et faire de la critique autre chose que le commentaire racinaire, mais une création ne cessant à son tour de susciter des drageons. Pourtant nos stases ne sont pas ces labyrinthes de prose, ce sont plutôt des entretiens, des divagations au sens du reclus de la rue de Rome : considérations théorico-poétiques.

j.d. — jacques derrida

Qu’ici le spectre de j.d. vienne et ne cesse de revenir n’est pas dire que la critique s’identifie à la déconstruction. Les malentendus qui ont fait de la déconstruction une méthode critique de lecture sont innombrables. La pensée de Derrida, nous la conjurons pour en hériter à notre manière, pour la faire travailler à autre chose qu’elle-même, à la faire déjouer tout le cercle herméneutique — à faire que la critique soit toujours inquiète, toujours ouverte, ne pouvant s’arrêter au commentaire, à la structure et à son renversement, interrogeant toujours.

a.d. — anne dufourmentelle

Puissance du rêve, intelligence de la douceur, et l’inverse, bien sûr. Ces textes ont une manière d’insister en nous par une sensibilité qui défait un certain nombre de partages que l’on avait établis pour produire une fluidité lucide qui se joue l’essai et à la psychanalyse, de la confession et à la philosophie. Ce qu’elle invente par courts textes c’est une rhapsodie mélodique en guise d’essai, suite de vagues avançant comme une marée sur notre grève obscure et désolée.

m.d. — marguerite duras

m.d. est presque l’inventrice de ce retrait du nom générique dans la lettre. Ravissement de Lol V Stein. Un monde dans un V. Un vent de folie, une attente, un passé. Des paysages et des intonations. Dépersonnaliser pour passer à travers le neutre de la langue, et accéder à ces purs mouvements de désirs, de corporéités, de mots et d’avenir.

m.f. — michel foucault

Qu’est-ce que l’actualité, le maintenant, le suspens de la critique ? Peut-être quelque chose qui interroge l’éthique, le rapport à l’autre — nous disions : le rapport à l’amitié, à l’écoute. Foucault se place dans cette même attention aux discours des autres, de ceux rejetés dans une altérité radicale (anormaux, malades, fous, prisonniers), exclus des discours — et par les discours. À ce langage dominant, il oppose cette parole glissante, discrète (p.z.). « Dans le discours qu’aujourd’hui je dois tenir, et dans ceux qu’il me faudra tenir ici, pendant des années peut-être, j’aurais voulu pouvoir me glisser subrepticement. Plutôt que de prendre la parole, j’aurais voulu être enveloppé par elle, et porté bien au-delà de tout commencement possible. J’aurais aimé m’apercevoir qu’au moment de parler une voix sans nom me précédait depuis longtemps : il m’aurait suffi alors d’enchaîner, de poursuivre la phrase, de me loger, sans qu’on y prenne bien garde, dans ses interstices, comme si elle m’avait fait signe en se tenant, un instant, en suspens. De commencement, il n’y en aurait donc pas ; et au lieu d’être celui dont vient le discours, je serais plutôt au hasard de son déroulement, une mince lacune, le point de sa disparition possible. » (L’ordre du discours). Ce qui se poursuit dans son rêve d’une critique effacée, végétale, dont la douceur ne nous est pas étrangère : « Je ne peux m’empêcher de penser à une critique qui ne chercherait pas à juger, mais à faire exister une œuvre, un livre, une phrase, une idée ; elle allumerait des feux, regarderait l’herbe pousser, écouterait le vent et saisirait l’écume au vol pour l’éparpiller. Elle multiplierait non les jugements, mais les signes d’existence ; elle les appellerait, les tirerait de leur sommeil. Elle les inventerait parfois ? Tant mieux, tant mieux. La critique par sentence m’endort ; j’aimerais une critique par scintillements imaginatifs. Elle ne serait pas souveraine ni vêtue de rouge. Elle porterait l’éclair des orages possibles. » (« Le philosophe masqué »).

r.g.-l. — roger gilbert-lecomte

Du Grand Jeu toujours rappeler la puissance existentielle contre une esthétique surréaliste héritière du post-symbolisme. Et puis l’amitié comme une pensée magique, mystique des phrères simplistes. « Vous allez souffrir sur le rythme de la respiration cosmique. » Et ce sera tant mieux — inventer un casse-dogme, avec Daumal — pour qu’enfin nous fassions face à notre désespoir. De Daumal, par ce détour, rappeler aussi ce titre qui nous sert de tutélaire hantise : tu t’es toujours trompé. La drogue aussi. Entrer dans l’histoire des cataclysmes plutôt que celle des manuels d’histoire littéraire. À ta clandestinité continue r.g.-l.

e.g. — edouard glissant

Penser en archipels et en Relation est bien l’ontologie vers laquelle on se tourne en se détournant de la pensée de l’être, de l’identité, de l’ontologie enracinée. Critique de la métaphysique occidentale qui n’est pas un simple discours mais une forme conjointe de politique de l’amitié et un décentrement de notre façon d’interagir, de lire et de conter. C’est renoncer à un ensemble de perspectives qui nous permettent de parler « en présence de toutes les langues du monde » pour faire œuvre de paysage avec sa langue. Critique-artiste mais pas impressionniste. Oeuvre d’attachement et de détachement, de processus vitaux et mentaux, par le détour de l’autre et du Divers. « c’était déjà le sourd désir de partir, de participer, d’épuiser la diversité irrémédiable — mais qui sans cesse provoque à la réduire en unique vérité — du monde. »

d.h. — donna haraway

Un glossaire sans d.h. est triste. Avec elle les singes, les chiens et les cyborgs, les poulpes et les féministes du Chtulucène entrent avec une joie tout animale. Idiote. Donna, Donna, Donna, je me demande pourquoi il n’y a pas de chansons sur toi. Ici on peut parler de toi à tant d’égards. Pour la lecture généreuse. Pour le bestiaire qu’on ne cesse de convoquer. Pour les savoirs situés s’énonçant depuis notre désastre où tu souris à pleines dents. Serait-ce le soleil de Californie ? Dans les câbles, nous nous inventons des sommeils électriques où l’on rêve à ces vies multiples et symbiotiques dont tu nous parles, amie toi aussi de la bactérie.

m.h. — martin heidegger

Trop de philosophie par ici. Air trop rare. Pas de parole possible. Parole de maîtrise sur le haut de sa Montagne Noire. On ne cite m.h. ici que pour le critiquer. Pour critiquer ce qu’il a dit de Hölderlin, ce qu’il a dit de Nietzsche, pour se mettre à l’écoute de la rencontre avec p.c. — de cette impensable et de cet impardonnable. De cette philosophie on aura affaire qu’avec détour — par m.b., par e.l., par r.c., par tant d’autres.

f.h. — friedrich hölderlin

La parole en faille, en éclair d’Hölderlin. Les mots de la critique adorent en sortir.

u.j. — uwe johnson

Un silence, une trahison. Les présences les plus fortes seraient-elles celles dont on ne saurait rien dire ? Taisons-nous tant il ne s’agit de prendre à défaut, de se cacher derrière l’autorité que les noms ne sauraient avoir. Une des vies (la plus méconnue) du Monde des amants de m.s. qui comme l.t.2, comme f.n., comme tant d’autres se lit chez lui depuis sa fin (thanatologie plutôt que biographie), depuis l’impossible, le décept, l’excession, la consolation (inaccessible)  : « Des trois passions que j’ai eues, a dû se dire Johnson, […] artistique, amoureuse, politique, la passion politique est la seule qui ait constitué pour moi une déconvenue, ou qui dût en constituer une, la déconvenue ou la malédiction de mon existence. La malédiction de mon existence a été politique, de part en part. […] À la vérité, parce que Johnson s’est interdit de penser ce qu’il aurait dû penser, qui s’est interdit de penser que la politique est toujours une malédiction et n’est que malédiction. »

r.j. — rodhlann jornod

Grâce lui soit rendue (m.n.). Toute tentative critique se nourrit de cette absence-là, de ce miracle-là, de cette confiance-là, semblable à celle que l’abrupt ouvrier rend possible par ses inventions, ses suggestions, par notre correspondance qui à elle seule forme une œuvre secrète, souterraine, amicale.

f.k. — franz kafka

On s’est écrit des lettres fantômes. Mais qui n’a pas correspondu avec f.k. en pensée, en rigolant à s’en faire mal aux élytres ? Il demeure un de mes morts préférés. Quelqu’un avec qui on peut rire. Avec qui on peut se taire sur l’énigme de l’écriture, de sa loi. Le signe qu’on s’entend bien même quand il prend ses airs tragiques qu’on lui connaît bien et qui nous correspondent bien aussi. f.k l’ami aussi. Max, Felice Milena : l’enthousiasme d’un rapport magnifié à l’autre. Excessif qui sait mais ici se préserve l’espoir. L’amitié comme pratique de l’excédent. Comment peut-on en faire trop dans la confiance accordée à l’autre ?

j.k. — john keats

« Here lies One Whose Name was writ in Water ». L’épitaphe de j.k. coule à travers les siècles jusqu’à nous pour nous dire à quel point l’attention à l’autre du monde, au ruisseau du temps, des mots, nous porte à nous défaire du nom, du moi, pour se porter vers cet impersonnel traversant les sensations, les bêtes, les pierres — n’étant ni énergie cosmique ni fantasme, mais simplement l’infinie perspective du réel dans sa matérialité absolue.

m.l. — michel leiris

Une constellation de mots dont il déplie, et biffe, les tangages. Au début, une erreur. Un mot malentendu, un soldat qui se brise. En faire une intenable règle du jeu, une marge d’inachèvement. Un coma après avoir reçu le prix des Critiques, décide de ne pas suivre de cure psychanalytique avec j.l. : quels calembours révélateurs en auraient été inventés ! Pourtant lucidité et exigence à son plus haut. Parler de soi, après l’inatteignable âge d’homme seulement comme un essai de self-fabrication toujours critique d’une perception d’un Soi (vide — on le sait) qui partirait du summum du subjectif (l’ombre d’une corne de taureau) pour atteindre à l’objectif. À cette carte sur table du réalisme comme le dira celui qui toujours se réclamera du surréalisme. m.l. l’ami. g.b. en lui voyait l’initié. Il s’efface derrière ses nuits sans nuit et quelques jours sans jour. Ses gloses hantent. Un rapport aussi à la pensée, à la philosophie : rien que l’hermétisme de ses formules. On veut une philosophie qui soit amalgame : magie de ce qu’on y trouve qui, peut-être, n’y était pas.

e.l. — emmanuel levinas

Souvent on n’y a rien compris. On le lit comme on est fasciné par un visage. e.l. Le visage de la couverture de Silens Moon de p.c.2 Une question où se cernent les ombres de l’amitié : ils causaient de quoi, lui et m.b., à la fac de Strasbourg ? e.l. par le détour imagé de l’amitié. D’un visage jamais on oublie la première rencontre. Comment je me suis disputé… : « C’est Kippour, si tu veux me pardonner, j’accepte tes excuses. » / « Je te connais pas. » Un doigt coincé dans la porte. Desplechin aurait emprunté à e.l. cette relecture de la Torah. Douloureuse incarnation de l’amitié.

Humanisme de l’autre homme, et au-delà : souvenir du chien Bobby dans le camp, le seul à leur reconnaître un visage quand leurs tortionnaires le leur ont dénié.

c.l. — clarice lispector

Passion selon c.l. : de cette littérature où le monde et le rêve s’emmêlent en tant de perspectives divines,

h.p.l. — howard philip lovecraft

Weird Tales. Grand Ancien, irrécupérable comme la peur de l’autre. Cthulhu, t’en souviens-tu ? Une de mes premières lectures : fidélité indéfectible. Un pote un peu creepy pour l’adolescent étrange que nous fûmes. On n’ose pas le relire — rien que des revenances. Nos mauvaises références. h.p.l. l’isolé de Providence, sa correspondance : les grandes amitiés ainsi formées, à l’écrit. Tout aussi irrécupérable, on pense à r.e.h. : Conan et Solomon Kane. Un autre suicidé, à trente-cinq ans. Irrécupérable. On se souvient du rejet de la civilisation qui m’a fondé. h.p.l. et sa renaissance virtuelle, au jour le jour, sur le Tiers Livre.

D’h.p.l. retenir aussi ce fantastique renversement de perspective : nous sommes l’espèce invasive d’une Terre qui appartient aux Grands Anciens, arrivés bien avant nous, mais depuis un ailleurs incommensurable. Nous sommes de ces lectures arrivées bien avant nous, venant d’un dehors insensé. Nous sommes de ce langage, de cette angoisse qui ne nous appartient pas, qui nous désapproprie, étant arrivés bien avant nous. Angoisse du langage qui devrait s’écrire aussi à la manière d’une cosmologie métacritique. Et pourtant, cette divinité du noir passé et de l’ignoble avenir, c’est en nous qu’elle réside, divinité mutante et éclatée, c’est à nous d’en porter et d’en manifester la folie, jusqu’à ce que la lecture et l’écriture, passé et avenir, deviennent la métamorphose de notre présent et de notre pensée dans la stase transitoire de l’instant (stase-seconde de la lecture).

m.l.2 — malcom lowry

Alchimique amalgame entre l’auteur et ses personnages ou simple expression de la permanence de hantises contradictoires. Tenace fantomale présence du Consul. Nos fantômes peut-être ne sont que cela : itérations de l’insuffisance de leurs apparitions. Tenace panique de la revenance. Rêvons-en les interstices. Écrire c’est revenir, sous une lune caustique, contempler nos désirs prophétiques, politiques. De m.l.2, on pourrait dire la magie et autres kabbales, les signes enfouis, l’ivresse d’une glose infinie, on devrait surtout spéculer l’ombre de la guerre d’Espagne. Ou autre question fantomale : quel sens aurait une présence à laquelle on ne saurait entièrement croire, mais qui revient ? La part de collectif d’un désir de rédemption individuelle portée, comme on dit, à sa dernière extrémité, incarnée dans l’alcool, ses manques et ses hallucinations. Spectrales présences. 

j.m. — joyce mansour

Il y a chez elle le cri des oiseaux, le rire vertigineux de la femelle du requin, le soie des orchidées ultranoires nées dans les nuits brouillées par le blizzard spatial. L’interruption du corps dans la parole et l’image surréaliste en fait une poésie. Scandale de son effacement de l’histoire.

e.m. — étienne michelet

Confrère abrüpt. La poésie défait souvent la critique. La déchire. Car plus que tout résiste au commentaire, au résumé, à l’intrigue. On en parle avec les invisibles. Avec le reste : la littérature, la mort, les anges. Non pas qu’on croie à un arrière-monde, mais que quelque chose du sacré et du démoniaque, de l’ouvert et de l’impur soient bien de ce monde, ce seul monde et ce monde seul. Cela dont nous parle la bouche, le son, les mots d’e.m.

m.n. — maurice nadeau

On oublie souvent ces passeurs discrets que sont les directeurs de revues, les éditeurs et pourtant, leur part dans les lettres est incroyable. On doit tant aux amitiés incroyables de m.n. pour faire exister des livres difficiles et beaux, limpides comme le ciel, rapides comme le soleil. Tant de noms qu’on pourrait citer, éberlué.e.s. Grâces leur soient rendues a été le titre de la somme de réflexions qu’il a eues à la fin de sa propre vie, rassemblant ce qu’il, dans sa vie, doit aux autres, et nous livrant ainsi, ce que nous lui devons de reconnaissance. On peut aussi dire sa fidélité non alignée. : m.n., lit tout, dans la somme de ces écrits critiques se devine un curieux portrait de lui en absent. Un parcours critique qui ne soit pas l’histoire d’une contestation perpétuelle n’aurait que peu de valeur. Lire m.n., c’est aussi éprouver la manière dont un critique, terre à terre, fait de sa vie un roman : le résumé de roman dont il ne reste que cela.

j.-l.n.&p.l.-l. — jean-luc nancy & philippe lacoue-labarthe

Couplage d’esprit à la d&g produisant un ensemble de propositions où l’allemand sourd dans le texte, et où « l’absolu littéraire » se redonne au-delà du kitsch romantique comme vertige de la synthèse et de la transfiguration de la pensée. Projet monstrueux dont émergera — se détachera — Hegel. Mais le soleil de minuit de l’Athenaeum, les pensées des Schlegel, Novalis, Schelling, Fichte, nous donne grâce à eux encore beaucoup à réfléchir.

f.n. — friedrich nietzsche

« Pourquoi je suis si avisé ? » f.n. défie les critiques. Les trompe. Les induit en erreur. « Qui pense un peu profond sait bien qu’il aura toujours tort, qu’il agisse et juge comme il veut. » Fait trembler l’idée de vérité, faisant apparaître la vérité comme idole. La ramenant à la Terre. Lui comme l’insensé qui annonce la mort de dieu. Autre idiot. Même son Zarathoustra est un idiot enseignant un détachement de toutes les paroles de maîtrise et d’évangile. De même la littérature, la critique, ne sont pas dans le ciel du système solaire, mais ici-bas, et dans l’erreur — dans l’erreur qui cependant a pour valeur (il faut, on se le rappelle se créer soi-même de nouvelles valeurs, superbement, égoïstement nous dit-il) la probité. De cette probité qui n’exclut pas l’amitié (cf. m.b.) : car au contraire à l’amour du prochain (article / de foi) il substitue « l’amitié du plus lointain » (Ainsi parlait Zarathoustra), amitié stellaire disait-il dans le Gai savoir.

n. — novalis

« Rêver de la fleur bleue n’est plus de saison » avertissait w.b. en parlant du « kitsch onirique » du 20e siècle et cette prophétie benjaminienne était ô combien bien vue alors qu’il analysait la naissance du surréalisme et son rapport à l’image. D’Henri d’Ofterdingen, on a retenu de la « fleur bleue » non cet absolu cristallin et presque divin, cette plante de diamant et de sève, de passé et d’avenir, mais la caricature d’un amour ridiculement ivre de poésie. « Die Poesie ist das echt absolut Reelle », ce principe de vie et de folie, d’incandescence, n. l’a porté très loin dans sa courte vie : Brouillon général ; Encyclopédie et Pollens devant diffuser son witz et croître dans nos esprit en de nouvelles forêts.

Conjurer le destin du romantisme, du surréalisme, avec les penseurs dit postmodernes est ce que l’on doit essayer de faire.

a.p. — alejandra pizarnik

On se consume en sa poésie d’une flamme lilas. On voudrait vivre et lire et écrire que dans les ombres projetées de ce feu, dans le tourbillon de cendre s’envolant à travers les langues, le temps et l’espace.

p.q. — pascal quignard

Non pas qu’on prise tant que cela le latin chinois du grand baroqueux devant l’Éternel, mais pourtant s’y reconnaissant malgré tout. Les Boutès de la littérature, plongeant retrouver les absentes sirènes qui n’étaient « que des bruits naturels » (m.b.), cette passion triste de la perdition n’est pas la nôtre : que le critique prophétise le passé et l’avenir dans une solitude essentielle venue du fond de l’œuvre c’est bien plutôt cette joie, cette ardeur, cette passion de la lecture qu’il faut manifester. Les ombres parlent dans les textes de p.q., instaurant une sorte de ventriloquie qui n’est pas inintéressant, traçant aussi un art sorcier du spicilège, un art du fragment et de l’esquisse, de l’évocation et du suspens qui nous est familier. Langues-fantômes et vivantes et mortes d’un même mouvement.

l.r. — lucien raphmaj

Autre spectre hanté par la littérature. Ne se reconnaissant pas. Cherchant des voies de travers dans l’écriture telle qu’elle est perpétuelle métamorphose transmédiatique : latérature, dit-ille. Dans la contre-nuit où parfois iel transparaît, collecte des comètes, diagnose, lapidaire, des météores. Certains se vantent d’avoir trouvé des objets, des photographies, des dessins où se devine ce qu’il sera.

a.r. — agnès rouzier

Exercice d’admiration. « Peut-être faut-il disparaître en quelque sorte pour rentrer en rapport avec ce texte », disait m.b. de son texte Non, rien. Mettant au jour ce qu’est la littérature comme la lecture : hantise, revenance de certaines phrases, configurant d’un signe secret notre imaginaire.

l.a.s. — lou andreas-salomé

Nom de tentatrice. Mais la tentation n’est pas là. La morale, la faute, la tradition et la trahison ne sont pas dans les Tables où elle inscrit les aventures de sa vie. Sa tentation n’est pas là. Sa tentation est la vie et la pensée. La vie et la pensée tenues ensemble dans le mouvement du devenir, dans ces grands courants qui emportent les révolutions mentales de la fin du XIXe siècle A.D. et la naissance de l’affreux XXe siècle (Anno Terroris). Alors il faudrait entendre son nom comme celui d’une éducatrice. Éducatrice, elle l’était, elle l’est encore, elle qui est vraiment tragique, puisqu’elle aura voulu tout, et le rire et les gouffres, et la pensée et l’amour, et l’indépendance et son prix. On y revient à l’occasion du livre de m.s., depuis le rapport de l’amour à la pensée. Que l’œuvre de l.a.s. ayant survécue dans la postérité soit Ma vie, donne à penser combien, mieux qu’une prophétesse, elle aura été force d’accomplissement et de vie auquel le penseur du devenir lui-même n’a pas su consentir jusqu’au bout, jusqu’à l’amour.

Dire aussi, en même temps, l’inachèvement d’un nom : tenace fantôme. l.a.s., une rouge couverture, son livre sur f.n. dont rien, ou si peu, nous revient. La désappartenance de la lecture est sans doute aussi ceci : des souvenirs abolis de lectures à moitié faites, de tacites réserves. Une image, pourtant, une des rares de f.n. transite à travers l.a.s. : un chariot et un fouet. Notre difficulté à ne pas voir le kitsch de cela. Un mythe pour se débarrasser des mythes dirait m.s. ? L’horizon, malgré tout, par désidentification, de s’excepter de ces mythes un peu trop grands. 

c.s. — camille sova

Que la poésie soit la synthèse, c’est-à-dire le dépassement, de la philosophie, c’est ce que l’on doit reprendre des romantiques en découpant les journaux de bien-être pour mettre en pièce cet inconscient collectif inconsistant et reformuler depuis notre étrangeté fondamentale ces phrases de rêves, ces sensations parlantes, ces silences d’oursins qui nous sont frères et sœurs, toutes les saisons où la fleur bleue n’est plus de mise, sauf les lilas, les merveilleux lilas d’a.p.

b.s. — baruch spinoza

Étrange de le citer, lui, et non pas l’auteur de la Critique de la faculté de juger (et toute sa réception postmoderne). Car la Critique, c’est lui — la critique entendue comme transcendantale, c’est-à-dire ce qui examine les conditions de possibilités du savoir. De cela (de la critique comme examen des conditions de possibilité de la littérature), m.b. en parle dans un article à l’occasion des Fleurs de Tarbes, « Le mystère dans les lettres » : « Peut-être existe-t-il pour la critique une via negationis, s’il existe aussi dans la littérature des problèmes qu’on ne peut évoquer sans les faire s’évanouir et qui demandent une explication, capable de confirmer, par l’éclaircissement même qu’elle apporte, la possibilité d’échapper à toute explication ». Voilà notre critique idiote et qui a si peu parlé de b.s. C’est injuste. Il a dans l’histoire de l’idiotie la part majeure : celle de la joie. Celle que g.d. nous a enseignée dans son corps, sa voix, ses cours, ses façons d’interrompre idiotement « qu’est-ce que c’est que ça une pensée ? » Il nous fait le coup de l’idiot — celui de Socrate — mais il lui donne cette force majeure où b.s. se joint à f.n. pour faire de l’affirmation, de la critique comme puissance toujours affirmative y compris comme négation — disons résistance (cette résistance essentielle à la création, à l’intempestif, à la pensée — décrochage, décalage que doit aussi permettre la critique vis-à-vis du texte).

b.s.2 — bernard stiegler

Désolé, Bernard, mais tu viens après b.s. et on pense que tu ne nous en voudras pas. On est un peu impressionnés parce que ta tombe est encore fraîche. Pourtant on te serre la main, l’ami. On te ramène parmi nous pour nous reparler encore des protensions et des rétensions, de toute ta pensée de la technique qui fait de nous des êtres cyborgs.

m.s. — michel surya

D’un nom qui a toujours voulu se retirer (« n’as-tu pas écrit que tu écrivais pour oublier ton nom ? »). Qui s’est souvent écrit dans les vies des autres : g.b., f.n., m.b. Dans les livres autant qu’ils sont des vies non pas imaginaires. Des réelles pensées engageant toute l’existence dans le processus de la pensée. Écrivant sur les autres et témoignant qu’un livre s’écrit toujours depuis sa fin et ses paradoxes, depuis nous-mêmes et depuis un impossible en acte (« hétérautothanalogie »). Grande leçon et leçon trop oubliée que la littérature doit être non pas un art mais une pensée et une exigence. f.n., s.w., et m.s. se rejoignant dans cette éthique : « La question n’a jamais été pour moi de savoir si j’étais capable de grandes pensées, mais si la pensée était capable que je sois grand ». Alors récit, critique, philosophie, politique, littérature se mêlent et se modulent. On lit, on écrit ainsi des livres et des vies qu’on devient pour les faire imploser en mille autres vies, mille autres questions. « Être tous les noms de l’histoire » (f.n.). Jusqu’à cette folie, oui. Lire. Lire donc. D’un nom toujours double. Surya, divinité solaire hindoue, miroir du Dianus bataillien, rupture et lien à la tradition où le nom et la parole, par dissension, se révèlent diaboliquement double. La nécessité de l’antagonisme, de cette intime contradiction qui commanderait l’écriture, trouve ici son expression. m.s. biographe des mythes, des figures toutes extérieures d’auteurs dont il écrit le roman, la figuration toujours un peu trop grande. Figuration, défiguration. Répétant encore les paradoxes et « à la fin, si l’art n’a pas d’auteur, ou s’il n’en a plus, c’est pour qu’il n’y ait pas d’histoire, ou pour qu’il n’en ait plus. »

l.t. — lucie taïeb

Les échappées — cela peut être un de ces mots de passe de la poésie critique. Des échappées comme mouvement d’évasion (e.l.) et échappées comme personnages. Une poétesse-traductrice-romancière : de combien de personnes, d’hybride façon de lire et d’écrire sommes-nous tous ainsi faits ?

l.t.2 — lev tolstoï

Un mythe trop grand. Jusque dans l’enfermement, la statue du romancier devenue à l’image de ses personnages : irrationnelle. L’icône du patriarche reste enfoncée dans la neige des ans qui nous séparent de sa lecture. L’or a déjà noirci le fond de l’icône, la barbe a pris la couleur des nuages, et pourtant ce visage garde ses yeux émouvants. Des yeux clairs dans ce visage ridé. Ce visage, ce n’est pas celui de Guerre et Paix ou d’Anna Karénine, c’est celui de La mort d’Ivan Illitch. Peut-être n’a-t-on le visage que d’un seul livre, celui-là qui nous revient quand on découvre le portrait fait de l.t.2 par m.s., qui n’en parle pas de ce livre sur la mort, lui qui pourtant parle uniquement de la mort de Tolstoï, de cette fuite en avant animale et décisive, solitaire et dernière, loin de sa femme. « Tu veux croire qu’il a fui pour cela qui compte le plus, qui compte seul maintenant selon toi : écrire, écrire librement ; être libre d’écrire, écrire pour être libre. » La liberté et la mort. Un peu de neige qu’un souffle déplace et qui finit par retomber.

m.t. — marina tsvetaïeva

L’ardeur, l’exil. La confusion des sentiments dans sa plus juste expression : la poésie. On cherche ici des incarnations inachevées, imparfaites, de ce que serait une amitié critique. Reflet un peu idiot, au sens d’essai de singularité, de celle qui se joue ici entre l.r.||m.v. : la désindentité par décorporisation. On nous excusera de nous en tenir, parfois, à ce terre-à-terre parfaitement anecdotique. Mais, l’amitié peine à échapper à sa matérialité. Il importe peu de savoir que nous essayons ici une amitié en absenciel, dans la virtualité d’un texte-à -texte, textus invenio. Un détour peut-être nécessaire pour dire m.t., pour mettre à l’essai ce que l’on cherche dans ce processus d’effacement des noms d’auteurs. Écrire, de la critique en premier lieu, c’est inventer des liens, les croire irréfragables. D’autres correspondances où par la distance même nous nous effleurons. Dans la correspondance de m.t., spécialement dans celle avec Rilke et Pasternak, se lit une amitié comme un excédent dont on ne se remet pas. Saluons-en le perpétuel possible.

l.v. — laura vazquez

« Pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps » disait l’ermite de Croisset. C’est aussi le moment où le réel se révèle dans son étrangeté, dans son idiotie : une singularité intransigeante, une contingence faite de racines de marronnier. L’inéluctable du réel. L’inexorable (a.r.). La poésie de l.v. se déploie jusqu’au roman en passant par la chanson en déployant toujours l’incroyable rhizomatique qui couvre les visages du monde. Elle nous donne à lire non pas la merveille, la recherche d’individuation, mais la phénoménologie de l’idiotie considérant chaque chose. C’est peut-être aussi un art de lire qui se donne ici, attentif au réel du texte, à l’étrangeté des mots, aux dérives de la conscience.

m.v. — marc verlynde

« Dis-moi qui tu hantes et je te dirai qui tu es » dit Breton au début de Nadja. Il y a une matrice de fantômes qui s’agite autour de m.v. et des marges du surréalisme : quelque chose de r.c. et de m.l. qui s’aventure jusque dans le 21e siècle pour se métamorphoser. Dans le labyrinthe arachnoïde du web aux 33 milliards de nichées, il est difficile de distinguer quelque chose comme une voix, pourtant de texte en texte, de fiction en critique, de critique en fiction, m.v. élabore une œuvre.

a.v.&m.p. — antoine volodine & marcel proust

« Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. » m.p., Contre Sainte-Beuve

« J’ai eu pour souci d’écrire mes livres dans cette langue de traduction. » a.v. « Écrire en français une littérature étrangère » (/Chaoïd/, no6).

Écrire-traduire, défaire sa langue en une autre langue, façon de la soustraire pour l’un à l’imaginaire national, pour l’autre de l’ouvrir aux contresens et aux belles infidèles de la traduction.

Fera-t-on de Dinepr Voloust le personnage matriciel d’une théorie du texte comme radicale étrangeté, à l’instar de Blandine Volochot ? Il se joue au moment où s’invente la « littérature mondiale » quelque chose qui résiste au nationalisme de la langue — l’Internationale alien des écrivaines et des écrivains. La langue est fasciste, disait r.b. Celui ou celle qui écrit a pour tâche de résister à cette injonction à dire — que la langue se fasse secret, se fasse impouvoir, mineure (d&g), c’est bien plutôt ce qui, toujours, devrait être écrit.

s.w. — simone weil

Elle apprend le sanskrit avec Daumal. Anecdotique ? Sans doute. Voir pourtant dans cette communication distanciée une pure épreuve de l’amitié. Quelque chose qui s’incarne aussi dans cette reconnaissance manquée avec g.b. On dit qu’elle n’apparaît pas assez belle, trop cérébrale dans Le bleu du ciel. Mais quelle perte, quel fantôme de Laure y voyait g.b. ? Peut-être aussi un peu de ce que nous tentons ici dans une des ses formules : on dialogue, jamais nous serons « professionnels de la parole » On détourne des formules : la pesanteur et la grâce. Pour une critique dans cette oscillation : entre le détail et l’envolée non tant lyrique (quel sujet musicalement s’y exprimerait ?) que stellaire. Même si on n’en parle pas, absolue nécessité de sa pensée politique, complexe. On continue à écouter sa traversée des ersatz. Décréation : « Nous participons à la création du monde, en nous décreant nous-mêmes. »

v.w. — virginia woolf

Le critique-Orlando, cela serait si beau, cette fluidité, ce bonheur et cette mélancolie, cette façon de traverser le temps et les époques, de se mêler au monde et au rêve, attentif à l’extrême détail du monde en même temps qu’à ses brouillards insistants. Oui, la critique-Orlando est une des plus belles choses qui soient.

m.z. — maria zambrano

L’inspiration continue. L’expiration aussi. Écriture au secret, du secret. On voudrait faire rencontrer m.z. et O sur la jetée d’Orly. Leur faire écrire un commentaire d’autre chose que de la Bible. « Aujourd’hui poésie et pensée nous apparaissent comme deux formes insuffisantes, deux moitiés de l’homme: le philosophe et le poète. L’homme entier n’est pas dans la philosophie ; la totalité de l’humain n’est pas dans la poésie. Dans la poésie, nous trouvons directement l’homme concret, individuel. Dans la philosophie, l’homme dans son histoire universelle, dans son vouloir être. La poésie est rencontre, don, découverte par la grâce. La philosophie quête, recherche guidée par une méthode. » Le critique émerge entre les deux faces, tel un songe inattendu.

p.z. — pierre zaoui

Un contemporain de plus dans la galerie. Philosophe ami de la disparition et du refus du déni des temps de crise — car c’est une parole critique à bien des égards que sa Traversée des catastrophes. Dans La discrétion, ou l’art de disparaître, il donne à penser, par touches délicates, par profils fugitifs mais si clairs, toutes les pensées et les acteurs d’une autre histoire que celle aveuglante de l’auto-affirmation qui guide l’individualisme contemporain devant se faire projet, devant se faire populaire, devant se rendre visible par tant de dispositifs (on rejoint ici Foucault), entraînant cette grande fatigue que f.n. nommait déjà du nom de « nihilisme ». Au contraire, la discrétion porte cet idéal de petite santé, de réserve du souffle où se renverse le monde, respiration de la nuit qui est le lieu de lutte vitale contre le nihilisme de l’époque.



Ici se lit un entretien ouvert sur la critique littéraire, sur ses puissances et ses impuissances, et dont la question de l’idiotie est comme la première stase, liminaire, l’incarnation de cet état dont il nous paraissait important de témoigner comme critique en approfondissant notre perplexité.