ERR0R

Apories vénitiennes (deux)

Apories vénitiennes (deux)
Le texte à pirater.
Le zine à brûler.

1

Dans la cabine de l’Airbus me conduisant à l’aéroport San Marco de Venise, j’ai lu un auteur qui se targuait de distinguer entre curiosité féconde et curiosité oisive. Le ton péremptoire de sa démonstration avait piqué mes nerfs à vif. Chevalier servant de la vérité, il louait cette soif qui, selon lui, ne se pouvait étancher qu’à grandes rasades de savoir, tout en méprisant ouvertement la flânerie contemplative et la promenade étonnée. Pourquoi opposer l’une à l’autre ? et pourquoi hiérarchiser les termes de cette opposition ? À l’arrière-plan de cette polarisation, j’avais senti tristement poindre la division entre temps productif et improductif, négoce et otium. Comment ne pas voir, en effet, que sous ses dehors reluisants d’entreprise de salubrité intellectuelle, la défense de l’universel, la défense de l’existence de critères universels de la raison, de l’homme, de la vérité, etc., s’alignait, par un hasard trop extraordinaire pour n’être qu’une coïncidence, sur les intérêts de l’ordre productiviste mondial ? En réalité, m’étais-je dit, les promoteurs d’une définition exigeante de la vérité font le lit de tous ces économistes (avec lesquels ils ont des accointances) qui fustigent l’argent de l’épargne, parce qu’ils voudraient le voir devenir, y compris par le truchement de mesures contraignantes, de l’argent investi.

Ici et là, même dialectique.

2

Par un trait acéré de style, mon auteur réservait la suprême marque de son dédain à un pauvre imbécile qui n’avait rien demandé à personne. Le sot, en l’espèce, était un caractère bien connu de La Bruyère : l’amateur de tulipes. Pourquoi lui ? Parce que la raison suffisante du bonheur de cet « amateur » était une journée entière consacrée à l’admiration de ses fleurs. Observation inepte. Temps perdu. Vaine curiosité.

Là où mon auteur frisait la mauvaise foi, c’est que La Bruyère lui-même n’a jamais cru ridicule qu’on pût admirer Dieu ou la nature dans une tulipe. Il ironisait seulement à propos du vice de ce connaisseur qui ne se satisfaisait pas d’apprécier la délicatesse de la corolle et du calice, mais qui, brûlant de réunir dans son jardin de faubourg toutes les variétés en vogue, collectionnait les bulbes avec passion. L’ineptie n’est donc pas de s’agenouiller devant un ouvrage de la nature, mais de priser la rareté et, voilà le vice, de fonder la valeur de la chose sur cet indice qui est esclave des cycles absurdes de la mode.

3

J’allais à Venise pour flâner. J’aurais été heureux d’y voir des tulipes. Et mon sang bouillait.

L’idée même de vie contemplative pose une cascade de problèmes. Chacun sait qu’il y a de multiples façons d’intellectualiser les contradictions ou les concessions qu’impose un mode de vie bâti, bon gré mal gré, sur le repli. Mais à la fin, demeure centrale la question du retrait de la vie, de la vie retirée, qui est comme la pierre d’angle de cette appétence à se laisser imprégner d’un détail, d’un lieu, d’une idée. Surtout ne pas abaisser d’office, par un parti pris obscur, la nature soustractive de la contemplation.

4

La contemplation a son histoire qui court des anachorètes et autres saints stylites de la banlieue de Palmyre jusqu’aux intoxiqués volontaires dont les visions droguées irriguaient la pensée d’avant-garde des années 1970, en passant par les solitaires figures orientales du non-savoir. Seulement il arrive également que le retranchement complet ne soit pas à proprement parler un choix, mais un expédient. Une ruse pour s’affranchir de l’oppressante montée de la modernité triomphante. En ce sens, l’artiste est quelqu’un qui pourrait aussi bien ne rien faire, se satisfaire de l’immersion dans le monde, et d’une vague rêverie associée (Houellebecq).

Du sein même de ces vies retranchées, il faudrait dégager, s’il se peut, le profil positif de l’artiste qui crée à la marge, forgeant sa légende à l’école de l’adversité ; du profil inverse, celui de l’impuissant qui se marginalise sans parvenir à créer, absorbant la vie entière dans son isolement. Baudelaire et Amiel représenteraient schématiquement les deux extrémités de cet échiquier ; à cette réserve près, qu’Amiel, de son vivant, fut un professeur suivi et que son œuvre ne tomba pas tout à fait dans l’oubli. Il n’empêche, l’antagonisme entre temps de la pensée et temps de la marchandise ne connaît pas de résolution heureuse. En revanche, il sera pardonné beaucoup à celui qui, par la force de son talent et de son orgueil, transmuera la boue en or : celui-là, sauvé par ses œuvres, connaîtra la gloire de l’esprit. L’autre, passivement reclus dans sa chambre, dans son atelier ou son jardin, ne pèsera guère sur le monde, ce qui serait un moindre mal, s’il n’était en plus constamment blâmé pour ne rien donner à voir de son occupation.

5

Voilà donc le paradoxe : la distinction de l’actif et du passif se retrouve à l’intérieur des vies les plus ostensiblement tournées vers la contemplation parce que cette distinction recouvre, plus profondément encore, une opposition de valeurs qui, elle, traverse l’ensemble du corps social. Plonger dans le labyrinthe de sa vie intérieure, se baigner dans le murmure du monde, sera toujours décrit comme une paresse d’action, autrement dit une faute morale, y compris parfois par ceux qui s’y adonnent. L’euphorie de tous ces moments perdus, la brève libération de soi que procure cet abandon, paraît une matière de vil prix à ses juges, toujours prompts à dénoncer la mauvaise influence de cette redoutable faculté de séduction, stupéfiante comme le chant des sirènes, sombre comme une joie coupable, inutile comme les pierres. C’est pourquoi, le plus souvent, la disposition innée à la contemplation est assimilée à quelque faiblesse de caractère ou à quelque disposition intérieure défaillante.

6

La caractéristique essentielle de ces visions passives semble être l’impossibilité absolue d’en donner la moindre expérience communicable. Cela est naturellement vrai de l’ascension mystique, des songes, des hallucinations provoquées, mais aussi, ainsi que je le crois, de la flânerie curieuse, celle-là même qui pousse le regard du rêveur à se faufiler à la manière d’une musaraigne dans la masse des feuillages, à bondir ou à se suspendre, le temps d’un vertige, au point culminant d’une fibre qui forme alors sous son poids minime un arceau aux proportions exactes, et à éprouver le rythme flottant de cette suspension.

Voilà une loi curieuse qui se vérifie pourtant : les états les plus intenses, l’observation du présent, l’émotion de l’amour, la concentration de la pensée, l’ivresse, la rêverie, ne laissent, une fois évanouis, que des regrets, non des souvenirs, des regrets justement parce qu’ils ne laissent pas de souvenirs. Ni rien de communicable. L’oubli de soi, l’abandon, la joie sont des moments de grâce, d’une pureté presque céleste, peut-être même des extases, qui s’éteignent dans l’indifférence, comme meurent les étoiles.

La première charge contre la contemplation passive émane logiquement de la sphère libérale, ce domaine de la pensée conquérante où l’on défend en vrac : la raison critique triomphant de l’ignorance et de la fausseté, le temps faisant fructifier l’étude, l’argent produisant, etc. C’est une opposition cardinale de l’actif au passif réitérée jusque dans l’activité de la passivité même. La contemplation y est fustigée de toutes parts comme perte, néant, destruction de la richesse et de l’élan vital, immorale oisiveté, incurable fainéantise. Culpabilité de ce qui ne se fait pas, de ce qui prend la place de… (Kristof)

7

Mais une seconde critique déborde rapidement la première, qui provient cette fois de la gauche antilibérale, et non plus de la droite réactionnaire (qui parfois, va comprendre, sont les mêmes ayant changé leur fusil d’épaule), gauche antilibérale aux yeux de laquelle le contentement que procure la vie retirée entretient trop de similitudes avec le confort du salon bourgeois. Retiré dans son cocon, le contemplatif semble dire à l’humanité entière : il n’y a pas de place pour toi (Benjamin). Et s’il entend rester maître de ses mystères, ce n’est pas tant qu’il aime vivre caché, ou se satisfaire de peu, ainsi qu’il le prétend, mais plutôt qu’il se désintéresse du sort des autres, qu’il détourne les yeux de la misère, qu’il défend son odieux privilège de rêveur dans l’abandon du plus élémentaire devoir de solidarité. Ce n’est même pas de la paresse ; c’est de la lâcheté.

8

De la lâcheté, pensai-je en posant ma valise à quai, absolument ravi que le motoscafo survolant si vite la lagune m’eût permis (pour un temps) d’échapper au piétinement général. Je me présentai à la réception avant de rejoindre ma chambre que je trouvai conforme aux images que j’en avais vues : simple, dépouillée.

Attaquée de tous bords, cette aptitude à la contemplation passive paraît indéfendable. Elle s’apparente par trop d’aspects à une faute morale. En effet, n’est-on pas coupable de rester improductif quand on pourrait créer de la valeur ? coupable de rester inactif quand on pourrait contribuer au bien commun ? Impossible de soustraire la contemplation de la double négativité qui la cerne. Mais ce refrain, ne l’as-tu pas déjà entendu mille fois ? pensai-je. C’est une vieille rengaine. Car ce sont les mêmes qui blâment le manque de puissance chez les contemplatifs, et chez les dépressifs le manque de volonté. Avec ce ton condescendant, le même. Le ton de celui qui ne doute pas de sa valeur : mépris de l’homme politique vis-à-vis de ses électeurs, arrogance du spécialiste vis-à-vis des non-spécialistes, stupidité satisfaite du médecin.

9

Et si cet homme que le sentiment de sa valeur protège veut bien concéder au fond de ces visions une larme de joie, cette joie concédée elle-même fait l’objet de critiques acerbes : il la dira insidieuse comme la stupeur de l’opium, ou incompréhensible comme l’hébétude de l’illuminé, ou encore chimérique comme la douceur d’un songe éveillé. Soyons lucides néanmoins, pensai-je. Ce n’est pas la fausseté de ces visions, leur caractère privé, non transmissible, qui excite la virulence en général. Il y a beau temps qu’il est perdu, ce combat contre l’illusion. Non. Ce qu’on fustige, c’est la durée, le temps comptable, le chapelet des heures occupées par l’expérience contemplative. C’est le gaspillage. Le lamentable gâchis de secondes précieuses. Comment ne pas croire que ce temps consacré à la rêverie ne serait pas mieux employé aux affaires humaines ? à la chose publique ? Ah, si seulement on pouvait convertir ce temps vacant en temps social ! Convertir ce rêve si petitement égoïste qui prend la place de tant d’autres rêves, de rêves nobles, de rêves vrais, de rêves de solidarité générale et de profit pour tous.

À la rigueur, on tolérerait la joie, à condition bien sûr que ce fût une joie pauvre, un faux-semblant de joie, un pis-aller sénile, mais on la tolérerait. On irait jusque-là. Tout, pourvu que la vie rêvée ne nuise pas à la vie souhaitable.

10

Je pensais encore : les termes employés pour rendre compte de la nature de cette expérience sont porteurs d’ambiguïté. On se figure un être infantile emmailloté dans son cocon et refusant de sortir (de grandir) parce qu’il préfère admirer les tableaux de sa pensée dans la solitude plutôt que de se confronter au monde. On parle de « contemplation » ou de « vision », alors que l’expérience n’a absolument rien d’un cinéma mental. En réalité, on se méprend sur la nature de la vie contemplative parce qu’on la juge dans les catégories de l’action. J’irais jusqu’à dire que la plupart des contemplatifs, au premier rang desquels Amiel, souffrent de leur disposition solitaire parce qu’eux-mêmes la regardent sous le jour du manque, qu’eux-mêmes l’éprouvent comme une déclinaison, sur tous les registres, de l’impuissance. Mais qu’a-t-elle en propre cette expérience ? À quoi tient sa singularité ?

11

Prenons l’exemple d’Anton Reiser. Dans un passage important du livre éponyme de Moritz (d’où proviennent les citations qui suivent), au cours d’une rêverie semi-dirigée, le personnage, un décalque de l’auteur, fait cette découverte : il lui apparaît en un éclair que sa vie lucide tient tout entière dans le volume d’un atome, d’un noyau de conscience, qu’il baptise aussitôt son « moi ». Prélude à la modernité romantique, la découverte de cette singularité intime ne fait écho ni à la tradition de la substance pensante (« il y a en moi un je qui pense ») ni à celle du sujet biographiquement déterminé (« je suis, moi qui parle, la résultante d’une conjonction de circonstances particulières), mais elle indique une inflexion dans l’appréhension de la sensibilité, une noirceur qui s’apparente à une variante désenchantée du solipsisme. Pour Anton Reiser, le sujet parlant (« je ») est enfermé dans la chambre vide de sa pensée (« moi ») sans communication possible avec les autres, qu’ils existent indépendamment ou non.

12

Ce n’est pas tant le corps, que le « moi » qui est un « obstacle », une « limite » qui enclot l’individu. Pour exprimer ce pénible sentiment d’enfermement, Anton Reiser emploie une image, qui reviendra sous la plume de Proust, mais cette fois avec une connotation positive, celle d’un observateur extérieur qui du dehors, depuis la rue, contemple avec envie (« l’envie » étant la composante commune entre ce récit et la description du restaurant-aquarium de la Recherche) contemple un intérieur chaleureux, « une enfilade de salons illuminés » dans lesquels le héros imagine « un certain nombre de familles dont il ignorait la vie et le sort autant qu’elles-mêmes ignoraient les siens ». Tous les ingrédients du drame sont réunis : le personnage est seul, exclu, ignoré, tapi dans l’ombre, invisible dans la nuit. Il est réduit à sa posture d’observateur. Et ce qu’il voit exister littéralement sans lui le fascine, ne peut que le fasciner. Papillon nocturne butant contre le faux jour d’une plaque en verre.

13

Nous la tenons, pensai-je alors, abstraction faite de toutes ses déterminations négatives, notre description de la contemplation passive. Et comme on pouvait s’y attendre, ce n’est pas une incurable mollesse de la personnalité que nous voyons apparaître ni un coupable abandon, mais l’incarnation d’un sentiment d’un rejet universel sans motifs de persécution. Quelle qu’en soit la cause, historique ou privée, série de hasards malheureux, le rejet n’est pas seulement une exclusion de la communauté (amicale, familiale, collégiale) à laquelle l’individu appartient par ses liens sociaux, pas seulement une rupture unilatérale, mais une excommunication totale, métaphysique, hors de la société et du monde. Expulsé de la douce familiarité des contacts humains, l’individu est voué au désert. Condamné à l’errance et à la solitude la plus absolue. Et s’il est métaphysique, ce bannissement, c’est qu’il est intérieur. Il s’apparente à l’exil du prisonnier jeté dans l’obscurité de son cachot. Il s’apparente à l’exil de Sigismond transformé en bête dans sa tour. À l’exil de celui qui, replié dans l’intériorité de son « moi » devenu à la fois le lieu et le signe de son exclusion, éprouve alors une curieuse sorte de nostalgie conditionnelle, qui serait comme le regret de tout ce qui aurait pu être vécu.

14

Le sentiment de « ne pouvoir échapper à son moi », comme dit Reiser, est si indissociablement lié à l’épreuve du rejet et de l’expulsion que le « moi » semble jouer le rôle du terrier pour un animal traqué. S’esquisse alors une figure paradoxale : celle du contemplatif dont la faculté immersive ne procède pas d’une prédisposition à la rêverie, figure dans laquelle le plus intime se trouve être aussi le plus exilé, le rejeté au plus loin.

Comment se débrouiller avec ça ? pensai-je. Les grandes lignes sont esquissées : il y a d’un côté un exil intérieur conduisant à prendre refuge dans le dernier bastion de son être, appelé le « moi », de l’autre une fascination pour le « dehors » compensant l’impossibilité de quitter son moi. La pente contemplative naît alors à la croisée défavorable d’un mouvement double d’introversion et d’extraversion.

Néanmoins, doit-on penser que l’emprisonnement à l’intérieur de soi est la conséquence de l’exclusion (d’être enfermé dehors) ou la même réalité appréhendée sous deux angles différents ?

Voilà qui n’est pas clair.

15

En revanche il est certain que la fascination naît de l’impossibilité de rejoindre le mode d’existence perdu. Le besoin de voir, de toucher par la vue, de se mêler à l’objet de sa vision correspond à la tentative désespérée de traverser le miroir qui sépare le moi du monde : passer de l’autre côté du cadre, entrer dans l’image. Tenter de « pénétrer peu à peu par la pensée dans l’être intime » des choses. Pourtant, ce n’est pas un mirage qui s’offre à la vue, mais bien le monde, cela qui nous environne et nous contient — comment l’appeler ? le monde, donc, qui paraît distant, vu comme un autre régime de réalité, une « vie secrète » dont l’accès est refusé.

La fascination est le refus d’entériner cette séparation. C’est le cri du corps sacrifié. Coupé du monde, coupé des autres. Et qui le refuse. Dans la pointe du regard se contracte toute la puissance du corps refoulé qui lutte encore pour exister. C’est le regard du condamné qui vit désormais « en animal » dans ce que Reiser appelle une « paralysie de la conscience ». Où cette paralysie exprime une tension impossible à soulager entre ne pouvoir être soi et ne pouvoir être hors de soi.

16

Je fus long à me décider à sortir.

Il m’avait fallu du courage pour arriver jusqu’ici et maintenant que j’y étais, c’était comme si j’hésitais à faire le dernier pas. J’avais envoyé de nombreux messages Hélène depuis cette pièce vide et sans fioriture. Mais ses réponses ne venaient pas.

Ma première sortie fut pour les Fondamente nove. Arrivé là, je n’eus pas le cœur de patienter dans la foule, prendre mon ticket, attendre le vaporetto. Je restai à quai. Je scrutais l’île-cimetière. L’enceinte de briques rouges, les cyprès, l’eau. Ça ne m’évoquait rien. C’était juste là. Un peu fade.

Je rebroussai chemin.

17

À mon découragement je dus la surprise de cette rencontre.

Dans ma vie, souvent j’avais trouvé ce que je ne cherchais pas en renonçant à chercher. Renoncer, se décourager : ces verbes traduisent par quelque manière la sensation rampante d’être faible, fatigué, honteux, c’est-à-dire l’impression lâche d’être mis devant l’évidence de sa déroute. Ici, impossible de ne pas penser à Henri de Reigner : « Il y a vraiment des soirs où l’on est au bout de sa vie et où l’on pense à ces étranges calli de Venise, qui ont l’air d’être des impasses et qui se continuent par quelque stratagème d’architecture ou de voirie. »

Car à un certain degré de hasard, le caprice prend en effet le sens d’un calcul fatal qui, perçant d’un coup d’épingle une issue minuscule, fait passer le mince filet d’air qu’il faut pour n’étouffer pas. Oui, l’effet de coïncidence par lequel se manifestaient de telles circonstances a toujours conféré à ces évènements une valeur hautement intense, faisant d’eux quelque chose de plus, comme un salut, une absurde prémonition, mieux : un appel zébrant le chaos.

Cette fois encore, il en fut ainsi.

18

Donc, j’avais mis mes pas dans la direction de la Punta della Dogana quand après avoir traversé le Grand Canal, je tournai pour entrer à l’Accademia. J’aimais traverser les musées au pas de charge, n’accordant qu’une attention flottante aux chefs-d’œuvre, sans égard pour leur virtuosité technique. Je ne les interrogeais pas. Ne les regardais pour ainsi dire pas. Parfois l’un d’eux, épisodiquement, par un détail, m’apostrophait. Si j’y revenais, c’était que quelque chose insistait. Ce n’était pas dans le tableau, ce n’était pas dans mon regard. Comme une clé qui ouvrirait peut-être une porte, peut-être une porte familière.

En reconstituant la façon dont ça s’est passé, parce que c’est ce qui m’intéresse, le cheminement de l’idée, la zébrure qui vient trouer l’attention, soudain qui comble un creux, comment elle fait saillie, cette zébrure, puis s’efface, puis alors qu’ensevelie, comment elle revient et insiste, et pourquoi ce sont des images plutôt que des phrases, pourquoi ce point d’accroche muet, qu’il faut aggraver de phrases, recreuser, décaver, comme une réserve de sens pressentie qu’il faut dégager tant bien que mal, lent travail de dépliage, comme si au fond, très loin, il s’agissait d’accoucher un vouloir-dire, lui permettre de remonter à la surface, mais aussi, une fois, une seule fois pour l’exemple, en retracer l’origine, et trouver la source de cette zébrure, et mesurer aussi la quantité de néant franchie à coups de ruses et d’écarts, pourquoi ça accroche, d’où ça part… Baisser la caméra (Van der Keuken). Faire entendre le souffle qui porte les phrases. En reconstituant ce qui s’est passé, je voulais révéler ça, je crois, le processus.

19

Au départ, aller à Venise, c’était faire l’expérience d’un lieu à travers le regard d’un autre. Puis ayant renoncé, autre chose était advenu. Autre chose qui n’était encore rien. Un point d’insistance, tout au plus, semblable aux rémanences de rêve dont la trace perdure comme une ombre après l’effacement du récit où il était inscrit, de l’enchaînement où il avait sa place et son sens. Juste une image détachée. Pour moi, cette image fut un lézard.

Une image de lézard.

Alors bien sûr, il est facile aujourd’hui de croire, de vouloir croire au caractère prémonitoire de ce symbole qui avait accroché mon regard dans les galeries de l’Académie traversées à un rythme infernal, tout à fait indigne de la grandeur des talents pendus aux cimaises. Toujours est-il que ce lézard vert, arqué par la tension musculaire de son attention vigile, avait intrigué mon œil. Il était incongru. Pas à sa place. Sans lien avec la scène d’intérieur figurée sur la toile. Mais obstinément là, en bas à droite, dans son coin.

20

Au départ, il y a donc un lézard juché — mais comment ? sur le plateau d’une table ou d’une planche reposant sur deux tréteaux sur laquelle on aurait simplement jeté une nappe. Et puis cette impression difficile à traduire : sur la belle nappe verte aux tons froids, une étoffe (une étole ?) bleue, moirée, aux dessins capricieux, négligemment déroulée en cascade. Les tourbillons de l’étoffe, les fronces dessinent nettement des vagues ou de très épurés nuages. Il se trouve au surplus que ce tissu déborde et glisse, coule de la table comme la matière qu’il n’est pas, ruisseau, mare, miroir métallisé. Et au centre d’un vortex de plis, ce lézard. Un lézard vert, vert du même vert que la nappe, au milieu d’une agitation de plis.

Mais voici ce que je me demande : le petit animal est-il pris dans le froissement d’étoffe ou bien est-ce lui, par ses gestes saccadés, ses départs et ses arrêts, qui crée ces remous et les propage en frétillant. Symboliquement, il figurerait alors cette lézarde qui ouvre, craquelle le vernis de l’image, l’insignifiant point de départ qui engendre et répand le chaos à l’échelle globale, le battement d’ailes du papillon, le mouvement de pattes du lézard, indiquant allusivement que l’image est habitée par un trouble, imperceptible au départ, oui : quelque chose remue dans le fond de l’image. Et si ce lézard n’est pas le pendant figuratif et sonore de la zébrure évoquée plus haut, comme je le pense, il faudra bien que quelqu’un rende compte malgré tout de cette bizarrerie du tableau. Car ce saurien est aussi saugrenu qu’une paire de bottes sur des draps de lit. L’animal lui-même n’est pas sale, pourtant sa présence, fortement indésirable, perturbe l’harmonie de la composition, son étoffe soyeuse.

21

L’irruption d’une aberration dans un système de représentation rationnel définit la souillure. C’est une anomalie engendrée par le système qui vient maintenant menacer son équilibre. Une hantise, aussi. Quelque chose qui revient et vous juge. En ce sens, il n’y a pas de surprise à ce que le lézard regarde le jeune homme au centre du tableau, dont c’est le tableau, puisque c’est un portrait. Le regard qui va de l’animal au jeune homme fend l’espace comme une flèche, tandis que notre œil irrésistiblement fasciné se visse sur l’animal, interceptant au passage ce trait invisible, puis remonte jusqu’au jeune homme qui nous dévisage tristement, tout ceci dans une étrange circularité : spectateur, lézard, jeune homme, spectateur. À ne plus savoir qui regarde qui.

Qu’est-ce au juste que ce lézard qui trouble mon regard ? Par lui, qu’est-ce qui m’interpelle ?

Voilà le genre de questions que je traînai jusqu’à ma chambre. Pas à proprement parler des interrogations. Non, je ne me les posai pas, ces questions dont la maladresse montre assez qu’elles ne sont que de reconstitutions d’après-coup. C’était plutôt une songerie, un embarcadère d’où l’esprit pouvait partir à la dérive. Ou encore, la chambre d’un labyrinthe où mes pas me ramenaient sans cesse. Ce qui est certain, c’est que je ne l’oubliai pas, comme il arrive de la plupart du reste. J’y pensais. Régulièrement, j’y revenais pour penser.

22

Résoudre l’énigme de cette figuration du point de vue de sa véracité historique ne m’intéressait absolument pas. Mener l’enquête non plus. Ma question était simple : qu’est-ce que « ça » dit ? Mais pour être sincère, ce n’était pas même une question. J’essayais en effet seulement, en me ménageant un vide intérieur, de me mettre à l’écoute de ce vouloir-dire manifesté selon une voie oblique, fortuite, quoique nécessaire peut-être. Pour se donner une chance de l’entendre, pensai-je, il faudrait impérativement commencer par mettre en sourdine l’essaim d’idées et de paroles intérieures qui sous leur rumeur permanente étouffe le cri des choses ignorées, il faudrait suspendre, faire taire cette incessante vocalisation de la pensée, parvenir à tromper sa vigilance, baisser la garde, enfin.

Avec le temps, bien sûr, la pensée du lézard, s’éloigna. S’effaça presque tout à fait, puis disparut. Sur le coup il y avait bien eu quelque chose à la réflexion, un étonnement sans doute, un espoir peut-être, mais à présent cela paraissait lointain, de plus en plus, et surtout illusoire. Je crois bien que je réussis à l’oublier complètement. À faire en sorte de retrouver le calme. Le paisible sentiment d’inutilité qui permet de franchir les jours, le soulagement qu’apporte la capitulation, le goût du néant. Et cela fonctionna.

Assez bien même, je crois. Jusqu’au jour où, par désœuvrement, c’est-à-dire par un nouveau détour de l’idée, j’entrepris de retrouver mon tableau pour en apprendre le titre. Quand je sus que le chef-d’œuvre de Lorenzo Lotto se faisait appeler Le Jeune malade, ce fut une confirmation. Là se tenait la preuve que ce lézard, comme un coin fiché dans la toile, appelait la cognée du regard et, sitôt le premier coup d’œil jeté, que la masse de peinture allait se fendre, ses apparences éclater, le portrait se disjoindre.

23

Donc, Lotto.

Lorenzo naquit en 1480.

Lui qui huma l’aigre senteur des marais de la Lagune reporta scrupuleusement dans l’encadrement de ses fenêtres ces lignes tremblées bleues et vertes.

C’était un artiste itinérant, irascible, qui se tint en marge de la peinture mainstream de son temps. Venise, où il vit le jour, était alors dominée par Titien.

Les « bizarreries » qu’il avait l’habitude de glisser dans ses tableaux paraissent correspondre à un symbolisme ésotérique dont la clé se trouve à jamais perdue, symbolisme pour lequel la méthode iconologique est d’un secours nul, puisque rien de comparable n’existe ailleurs. Il faut hélas convenir que ces curiosités s’offrent désormais à la valse des interprétations comme des métaphores en absence. À la question : de quoi, ce lézard est-il le symbole ? chacun est libre de répondre : froideur affective, mélancolie, immobilisme, contemplation, mort, renaissance, etc. À ce petit jeu stérile, je préfère encore l’anachronisme bien dosé : Gauguin peignant un lézard dans la serre d’un étrange oiseau blanc, écrivant qu’il représente « l’inutilité des vaines paroles ». Ce dont on ne peut parler, il faut le taire, en effet.

24

On pourra toujours affirmer de ce lézard tout ce qu’on veut, au prix de la ruse suggérer mille analogies sans risque, sans crainte d’en épuiser la signification, mais surtout, comme dans toute cabale, sans jamais trouver la pierre de touche qui mettrait à l’essai la substitution des signifiants. Pour moi, c’était assez d’entreprendre l’élucidation de ce qu’il m’avait fait pour ne pas en plus devoir dire ce qu’il était.

Hélène, à qui j’avais demandé de me scanner l’article de Daniel Arasse, disait, elle, que je m’emballais. Une fois l’excitation retombée, je verrais tout ça : Venise, le cimetière, l’Académie, je le verrais comme un égarement. Que je reviendrais alors manger auprès d’elle mon lotus d’oubli.

25

J’avais bien essayé d’écrire à l’un des membres du comité scientifique de la galerie pour tenter d’obtenir des éclaircissements quant à la signification du titre qui variait selon les bibliographies, le tableau étant aussi répertorié sous le nom de Ritratto di giovane gentiluomo nel suo studio ou encore simplement Ritratto di gentiluomo. De réponse, je n’en obtins pas. Considérant alors que les variantes étaient platement descriptives, et en l’absence de tout autre indice, je pris le parti du titre problématique, le seul à suggérer l’épaisseur psychologique de la figure sombre qui pose devant nous. Le seul à exiger du regard qu’il dépasse l’apparente équanimité du modèle, son extérieur de jeune homme bien portant, modéré, retenu, éduqué, pour concevoir le récit manquant de sa maladie.

26

Au mépris de la tradition iconographique, puisque rien dans le décor ni dans l’attitude n’autorisait un tel rapprochement, je pris l’habitude de le voir, ce jeune homme, comme un saint Sébastien. Je savais bien qu’il n’y avait ni colonne ni flèches ; que le jeune homme n’avait pas les mains liées, enfin que ce n’était pas une scène religieuse. L’analogie était injustifiable. Malgré tout, l’opération mentale consistant à appliquer ce filtre subjectif, là où n’importe quel historien de l’art s’évertuerait avec rigueur à situer ce tableau dans sa strate temporelle, activa de puissantes résurgences imaginaires.

Il me sembla au passage que le fait même que cette tentation existe, tentation de se livrer à une lecture sauvage ou une interprétation contrefactuelle, signalait à mon jugement une cassure des cadres sociaux de la mémoire, affligeante coupure avec ces époques qui ont cessé de nous parler autrement qu’en langue morte, ou qui ne nous font plus signe qu’au prix d’une érudition accablante, byzantine, sans vitalité pour notre temps.

Quant au tableau de Lotto, je savais que les meilleurs spécialistes s’accordaient sur deux hypothèses : ou bien le personnage souffrait d’une rupture amoureuse (d’où le symbole des pétales de rose éparpillés et la liasse de lettres éventée), ou bien il était sujet à la mélancolie (car, à ce qu’en disait André du Laurens, le médecin d’Henri IV, les mélancoliques étaient traités par l’action de pétales de fleurs). En outre, tout le monde s’entendait sur l’anonymat du modèle représenté.

27

Pour ma part, j’étais enclin à le voir comme un martyr. Son mal, invisible, était sans symptômes. Aussi l’imaginer criblé de flèches m’aidait à soutenir cette croyance qu’il était malade, en dépit des apparences. Malade de quoi, alors ? Ce n’était pas en dotant de valeurs arbitraires les symboles disséminés dans la toile, j’en étais convaincu, qu’on parviendrait à le deviner. On peut bien dire que comme le lézard est un animal qui fuit l’ombre et qui cherche le soleil, il figure le passage douloureux à la vie adulte, le renoncement aux plaisirs de la jeunesse (amour et chasse, eux-mêmes symbolisés par les pétales et le cor accrochés à l’arrière-plan). En vérité, on ne saisira rien par cette méthode qui s’apparente plutôt à une clé des songes. On touche vite aux limites du symbolisme.

Le seul jugement qu’on puisse porter sans trahir ni l’intention ni l’esthétique du peintre, toutes choses égales par ailleurs, c’est que ce jeune homme est malade d’être ce qu’il est.

28

Mais voici ce que je pensai alors. Je compris brusquement que je m’étais laissé embarqué, encore, une fois encore, par mon analogie trompeuse. Faire de lui un martyr était trop pompeux, convoquait une imagerie trop désuète, trop fière. Fausse piste. Même si ces objets, le cor de chasse pendu à la paroi, les paquets de lettres, les pétales disséminés, l’anneau d’or, le coffre fermé, le livre, avaient une fonction symbolique pour Lotto, nous en avons perdu la clé. Nous ne connaissons ni l’identité du jeune homme ni la cause de sa maladie. Certains veulent y voir la figuration d’une peine de cœur, d’autres de la nostalgie. Nul n’en sait rien.

Moi-même j’ai longtemps cru de manière erronée que le livre ouvert sur la nappe verte symbolisait l’étude, la lecture, l’ascèse du lettré, le prix de l’érudition. Si j’avais mieux regardé, j’aurais remarqué plus tôt que cet ouvrage n’était pas relié. Qu’il s’agissait en fait du registre à feuillets mobiles d’un commerçant et que le jeune homme, chargé de tenir les écritures de sa maison, indiquait par là sa condition bourgeoise.

Si donc le jeune homme regarde avec tristesse et envie le spectateur, c’est que nous, spectateurs, avons la liberté de laisser notre regard s’évader par l’ouverture que ménage la fenêtre au fond du tableau, tandis que lui, malheureux fils de marchands, dans son studio, reclus et claquemuré, il ne peut se soustraire à sa condition, à ce qu’on a fait de lui : un jeune homme assigné au registre des recettes et des dépenses, qu’on a obligé à faire marcher la boutique, parce qu’on lui a répété que la boutique menait à la fortune, que la fortune menait à tout. Un jeune homme que sa médiocrité suffoque, incapable de trouver une voie d’expression qui lui permettrait de transcender, de sublimer cette médiocrité, et qui, pour n’avoir connu qu’elle, sent avec chagrin qu’il aspire à quelque chose d’autre, de plus sublime, qui demeure cependant hors de sa portée. Sa vie, réglée sur le bon sens plutôt que sur la beauté, s’écoule en vain. Elle s’étiole sous son regard impuissant : ni vivante ni vivable, dévitalisée, vidée de sa substance, « absente », comme il m’est arrivé autrefois de l’écrire — pour dire une absence de vie.

Ce portrait serait alors une figure de l’empêchement, une figure de la résignation. Oui, pensai-je, c’est cela : une histoire bourgeoise de la maladie, comment la bourgeoise rend malade par déni du beau.

Mais meurt-on de ça ?

29

La vérité, c’est que le « jeune malade » est un fils soumis, honteusement, fidèlement soumis à une famille qu’il hait de toutes les fibres de son corps. Il n’y a qu’à cette condition, à la condition d’une telle torture, qu’on parvient à obtenir ça, le dégoût de soi-même, l’écœurement d’être soi, la maladie de devoir porter en soi ce dégoût. Était-ce ça, le lézard, le petit animal ? L’impossibilité de se désolidariser, de rompre avec le fossile en soi qui, depuis le commencement, consent à sa propre humiliation, l’impossibilité d’empêcher cette lâcheté de revenir, de repousser comme la queue squameuse du reptile ?

Rien d’autre ?

Ce qui revient toujours à la même place, c’est le réel, l’angoisse ; c’est la blessure, la souillure. Vouloir se quitter, ne pouvoir le faire. Voilà qui tue : l’incessante réitération de ce déchirement — la repousse de la queue.

30

À la réflexion, comme souvent dans les tableaux, on devine qu’il existe un sous-texte, une référence littéraire qui vient donner de l’épaisseur à la représentation.

Dans le poème des Métamorphoses, Ovide narre l’histoire de Philomèle. Une jeune femme violée par son beau-frère, Térée, qui lui tranche la langue pour empêcher celle-ci de divulguer le crime dont il s’est rendu coupable. La traduction dit que ce tronçon de langue gesticule par terre comme la « queue coupée d’une couleuvre ».

Le latin, lui, met simplement : lacertus, « lézard ». Lacéré, lézard : même étymologie.

Si le jeune homme de Lotto nous regarde en implorant, pensai-je désabusé, c’est qu’il ne peut pas parler. Sa langue est sur la table. Son mutisme, c’est sa maladie. Et sa maladie, c’est de ne pas pouvoir raconter ce qui lui est arrivé. Ou seulement à la manière de Philomèle. En filant.

— Oui, dit Hélène (j’avais tellement besoin de l’entendre), il faut de l’imagination pour voir la réalité.